Bhagat Singh et l’athéisme dans le sous-continent indien, hier et aujourd’hui

Patrice Dartevelle

La question de l’athéisme dans les parties du monde intégralement musulmanes ou hindoues a été largement passée sous silence depuis au moins un demi-siècle. Le monde musulman a fini par se rappeler à nous mais Salman Rushdie évoque-t-il encore autre chose qu’un cas embarrassant, comme Charlie Hebdo, mais en moins sulfureux ?

Au sein du monde musulman, du XIXe siècle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, existe un mouvement rationaliste, laïque, tourné vers la science comme en Occident, soucieux d’une sorte d’islam des Lumières, même si la formule est d’aujourd’hui. L’Égyptien Ismaïl Adham a même publié en 1937 une lettre de quatorze pages intitulée Pourquoi je suis athée ?1. Bertrand Russell est bien entendu le premier dans la même veine en 1927 avec son Pourquoi je ne suis pas chrétien.

Mais cette tendance a été vaincue et éradiquée par la conjonction des royaumes et émirats religieux, des Frères musulmans, tant moqués par Nasser au début de sa présidence, et last but not least, des dirigeants baasistes dits laïques, désireux d’abord d’éliminer toute contestation de leur dictature et ensuite de donner des gages aux religieux pour qu’ils ne leur demandent pas trop de comptes sur leur gestion désastreuse et ainsi conserver le pouvoir.

L’exposition Art et liberté. Rupture, guerre et surréalisme en Égypte (1938-1948) présentée du 19 octobre 2016 au 16 janvier 2017 au Centre Pompidou montre bien ce qui a été possible et ne l’est plus. Les artistes égyptiens de l’époque protestaient contre l’Allemagne nazie, signaient un manifeste Vive l’art dégénéré qui dénonçait « les préjugés religieux, racistes et nationalistes » et perturbaient à Alexandrie une conférence du futuriste italien profasciste Marinetti. Ces artistes semblent bien conformes au modèle français du surréalisme, manifestement athée. La guerre terminée, ces artistes durent s’exiler, souvent après une incarcération plus ou moins longue2

Ces dernières années, par la grâce d’Internet, l’athéisme s’est manifesté davantage dans les pays majoritairement musulmans, le plus souvent par l’action de jeunes diplômés3.

La situation de l’Inde et du sous-continent indien est encore moins connue en Europe, du moins continentale. Le sombre univers musulman pakistanais, avec ses « faiblesses » pour les talibans, fait oublier l’Inde, hindoue, et le Bangladesh, musulman.

L’Inde est dévorée de passion et d’intolérance dans un mélange ethnophylétique d’hindouisme et de nationalisme sous-tendu par la prétendue unicité des deux concepts dans un parfait mépris des différences de religion et un total refus de l’athéisme.

Pourtant, et on nous le montre aujourd’hui, l’athéisme a été présent en Inde dès l’entre-deux-Guerres.

Là aussi s’écrit en 1930 un Pourquoi je suis athée, disponible depuis peu en français grâce aux Éditions de l’Asymétrie4.

Son jeune auteur, Bhagat Singh, est né en 1907. C’est un sikh du Pendjab, région passée depuis au Pakistan. C’est un militant indépendantiste indien. Hostile aux modérés du Parti du Congrès, il milite dans l’Hindoustan Republic Association dont il suit l’aile gauche marxiste en 1928 au sein de l’Hindoustan Socialist Republic Association. En 1926, il avait fondé la NBS (ou Youth Society of India) qui organisait des banquets mêlant toutes les castes et toutes les religions. Il sera proche des premiers communistes indiens.

À la fin de 1928, il participe à un attentat – réussi – contre un responsable policier anglais. Il est en 1929 un de ceux qui lancent une bombe – assez inoffensive (quelques blessés très légers) – sur les bancs de l’Assemblée centrale, sorte de parlement des associations indépendantistes. Il est arrêté, condamné à mort et exécuté en 1931. Il laisse le manuscrit de plusieurs livres, écrits en captivité, dont celui qui nous concerne directement5.

L’athéisme de Bhagat Singh

Si on examine la vingtaine de pages laissée par l’athée indien, on y voit une autonomie certaine dans son passage à l’athéisme même si son engagement à gauche n’a pu manquer d’interférer dans sa réflexion. Mais en aucun cas il ne peut s’agir de l’effet d’un encadrement de la structure de groupe.

Au sein de sa famille, chez son père, son oncle, il peut trouver une tradition militante anticolonialiste mais pas athée. Quand il entre au parti révolutionnaire– je suppose le HSRA – dit-il, ses premiers chefs sont soit très prudents en matière de religion soit carrément très religieux.

Cependant, au départ du militantisme anticolonialiste, certaines évidences se sont imposées à lui, à commencer le désir et le besoin d’arguments pour être en mesure de convaincre. La lecture des révolutionnaires européens comme Bakounine va l’amener à réfléchir. Surtout il y a la logique d’une pensée révolutionnaire anticolonialiste mais aussi sociale qui ne peut se concevoir sans une attitude critique et indépendante. C’est du moins ce qui semblait évident à une époque où les insatisfaits ne préféraient pas le recours à la religion. C’est tout cela qui le pousse à se déclarer athée en 1926. Il avait dix-neuf ans.

L’observation des religions concrètes joue aussi un rôle. Un Indien de cette époque voit bien l’hindouisme, le sikhisme, l’islam et la version surtout anglicane du christianisme. Bhagat Singh constate les contradictions des religions entre elles et les conflits au sein de celles-ci. Sa situation au sein du sous-continent indien le met aux prises avec un problème très rarement traité en Europe : la croyance en la réincarnation. Elle est pour lui un pur conte de fées. Être réincarné en âne pour avoir commis un crime dans sa vie humaine précédente, dit-il, n’a jamais changé le comportement de qui que ce soit. Si c’est une punition, on peut lui prêter une totale inefficacité.

Sa théorie de la religion n’est pas caricaturale. Malgré son engagement politique, il ne soutient pas que les religions ont été créées par les exploiteurs. Les religions s’accommodent facilement de la tyrannie, voilà tout. Selon Singh, la religion s’installe quand les hommes ont pris conscience de leurs lacunes et de leurs faiblesses. La doctrine correspond à la théorie de l’intervalle du sociologue et philosophe belge Eugène Dupréel (1879-1967), qui explique par elle le constant recul des religions, l’intervalle entre les souhaits des hommes et leurs possibilités se restreignant avec les progrès des sciences et des techniques.

Je retiendrai aussi son opinion selon laquelle, pour chaque personne soucieuse de progrès il est indispensable d’analyser et de comprendre les religions. La règle a été trop souvent oubliée et bien des athées sont pris de court aujourd’hui face à l’islam, aux évangéliques ou prêts à croire que les sectes ne sont pas des religions et que le terme signifie quelque chose.

Ses arguments contre l’existence de Dieu sont classiques. Si Dieu a créé le monde et l’homme, pourquoi permet-il que des millions de gens meurent de faim ? S’il l’a voulu, il mérite les mêmes condamnations que Néron (B. Singh s’en tient à l’historiographie dominante de l’époque) et Gengis Khan. Si Dieu doit utiliser la contrainte, recourir à la loi, est-il réellement tout-puissant ? Pourquoi n’arrête-t-il pas la main de celui qui va commettre un crime ?

Un point essentiel des convictions de Bhagat Singh porte sur la notion de progrès. Sa manière d’en parler peut sembler refléter un monde qui a disparu :

Nous croyons dans la nature et pensons que le progrès humain découle de la domination de l’homme sur la nature. Il n’y a aucune puissance consciente derrière la nature. Ceci est notre philosophie.

On connaît a contrario les avatars récents d’un culte sud-américain, couvé par bien des écologistes, de la Terre-mère, de la Mère nature, parfaitement irrationnel et régressif. Il est utile de rapporter un point de vue, nullement isolé en son temps, qui, s’il ignore nos questionnements vu son époque – et son origine – montre bien ce qu’il y avait de riche et d’essentiel, de prométhéen sans doute, dans la vision occidentale du progrès, dominante jusqu’il a peu, sauf auprès des gentlemen farmers.

Singh n’a pas d’illusion face à son destin de martyr de l’indépendance : il ira retourner au Rien. Se consacrer à une juste cause est le seul sens possible de la vie.

Le cas du Bangladesh d’aujourd’hui

Rare curiosité, le texte de B. Singh et son long commentaire sont accompagnés aussi de textes et témoignages d’athées bangladais. Leur cas est maintenant malheureusement connu par les assassinats perpétrés à leur encontre par des islamistes portant souvent le drapeau d’Al-Quaïda6. Intellectuels, éditeurs et militants athées du Bangladesh sont tombés en masse ces quelques dernières années : j’en ai dénombré onze depuis 2013 (deux en 2013, un en 2012, six en 2015 et deux en 2016)7. Parmi ces textes, on en trouve un avec un plaisir particulier, tant on craignait pour elle, de Shammi Haque, blogueuse athée, sans doute principale cible des fondamentalistes musulmans de son pays. Elle a fini par s’exiler en Allemagne en février 2016, avec son compagnon. Elle était une militante de la Ganajagaran Mancha (Mass Awakening Platform). Un autre athée, son compatriote Ahmedur Rashid Chowdury, dit Tutul, grièvement blessé le 31 octobre 2015 dans un attentat, livre lui aussi un message dans le livre.

Le cas antérieur de Taslima Nasreen, qui avait dû quitter le Bangladesh dès 1994, était notoire et déjà révélateur. Mais il était différent en ce qu’elle s’affirmait comme féministe et partisane d’un État laïque et ne paraissait pas menacée par des attentats programmés mais sauvée par sa fuite de la bêtise populaire, bien entendu relayée et validée par les autorités locales et autres, qui aurait certainement pu la tuer elle aussi. Le Gouvernement l’avait inculpée « d’incitation à la haine interconfessionnelle », une inculpation qui fait moderne et occidental et dont on ne se prive d’ailleurs pas dans pas mal de pays européens, sa plasticité étant infinie.

Les athées bangladais et nous

L’éditeur bangladais Raihan Abir, cofondateur du site de libres penseurs Mukto-Mona (« Libre Penseur »), exilé au Canada a rédigé l’introduction au volume et pose le bon problème :

Le monde, à bien des égards, a changé depuis [Bhagat Singh]. Nous aimerions penser qu’il a changé pour le mieux, mais les événements qui se déroulent depuis une décennie ont prouvé la dialectique de ces bouleversements et la terrible régression qui les accompagne. La liberté d’expression reste un concept insaisissable. Aujourd’hui, les mots prononcés par Bhagat Singh en 1930, s’ils étaient prononcés à haute voix seraient considérés comme blasphématoires dans de nombreux pays du monde et entraîneraient la peine de mort. Même les mouvements progressistes et les classes moyennes, dont on aurait pu penser que le soutien à la liberté d’expression serait sans équivoque, professent des récits uniquement centrés sur l’économie et cherchent le plus souvent des compromis avec les idées régressives prônées par les groupes religieux extrémistes. Cela a rendu la vie ô combien difficile pour les athées et les libres penseurs de nombreux pays en développement…

Tous ces gens courageux sont restés inébranlables dans leurs convictions (mais combien d’autres se taisent par peur pour leur vie ?) mais ont dû s’exiler pour survivre. Leur sacrifice aurait été inutile.

Ne pas tenter de les sauver est impensable est impensable pour les athées occidentaux (le Canada semble un bon refuge dans plusieurs cas) mais leur pays est privé de leurs forces. À lire Shammi Haque, elle ne paraît pas nourrir de grands espoirs pour elle et le Bangladesh, sauf à très long terme, après sa mort (et elle est très jeune) : « Un jour le Bangladesh se rappellera des luttes que nous avons menées », écrit-elle.

Dans le cas du Bangladesh, c’est le problème musulman qui est en cause, comme presque partout (soyons de bon compte, il y a aussi les hindous en Inde et les bouddhistes en Birmanie…). Nul ne sait comment régler le problème. On le voit bien par exemple avec les questions sans réponse posées par la perspective d’une défaite militaire de l’État islamique8.

L’avantage, si l’on peut dire, de ce type de combat pour les athées occidentaux est qu’il nous ramène à la simplicité et la certitude des luttes menées autrefois contre les Églises chrétiennes traditionnelles : ces fondamentalistes n’ont pas l’ombre d’un argument, leurs buts et leurs actions sont intrinsèquement mauvais à nos yeux (c’est évidemment réciproque). Si nul ne peut être forcé à devenir athée, ces fondamentalistes montrent combien les religions peuvent être dangereuses. C’est en principe un problème de liberté d’expression mais on ne pourra le régler, comme on l’a fait en Europe, qu’en s’en prenant à la religion elle-même, en réduisant sa sphère d’influence, en contestant ses dogmes les plus fondamentaux ou, à tout le moins, en forçant intellectuellement les croyants à un autre regard sur leurs croyances.

Pour nous, heureux Européens pleins de problèmes, à défaut d’être dangereuses, les choses sont souvent plus compliquées, comme la question du progrès et de son inéluctabilité.


Notes

  1. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, collection, Études athées, 2015, pp. 87-123.
  2. Philippe Dagen, « Un surréalisme de combat en Égypte », Le Monde du 10 novembre 2016.
  3. Dominique Avon, op. cit.
  4. Bhagat Singh, Pourquoi je suis athée, traduit de l’anglais par les Éditions de l’Asymétrie (sic), Toulouse et Paris, Éditions de l’Asymétrie, collection Rimanenti, 2016, 119 p. L’ouvrage contient d’autres contributions de libres-penseurs provenant essentiellement du sous-continent indien.
  5. J’emprunte ces éléments biographiques à Chaman Lal, un des contributeurs du livre (ibid., pp. 56-107, texte traduit de la revue Economical and Political Weekly, All India du 28 juillet 2007, abondamment annoté par les éditeurs).
  6. De l’autre côté du sous-continent, au Pakistan, les mêmes forces multiplient les tentatives contre un sanctuaire soufi, un collège de police, les urgences d’un hôpital, cf. Le Monde du 16 novembre 2016.
  7. Julie Pernet, « Massacre de la liberté de pensée au Bangladesh », Espace de libertés, n° 446 (février 2016), pp. 18-20, Le Monde du 4 novembre 2015, International New York Times des 2-3 janvier 2016, le site de La Libre Belgique du 7 avril 2016 et celui du Monde du 23 avril 2016, Le Monde du 10 mai 2016 et l’ouvrage des Éditions de l’Asymétrie (cf note 4), pp. 16-19.
  8. À commencer par la question des returnees de Syrie et d’Irak, cf parmi bien d’autres Le Soir du 15 novembre 2016.