De la religion au-delà de Saint-Germain-des-Prés

Patrice Dartevelle

On est moins que jamais près d’en finir avec la religion, le religieux, la religiosité et, bien entendu, le retour du religieux.

J’ai déjà fait part de mes doutes sur ce retour, sur la faiblesse des arguments intrinsèques en faveur de ce retour[1] mais j’étais loin d’avoir épuisé un sujet qui continue à consommer encre et papier. Il faut donc reprendre la parole.

Les critiques vont bon train contre les « intellectuels », les « intellectuels de gauche », l’intelligentsia, l’élite « athée et libérale » américaine, pour qui la sécularisation était certaine (s’agissant du monde occidental je le crois toujours) et les religions vouées à disparaître. L’ouvrage de Jean Birnbaum publié en 2016, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme est, au-delà même des critiques habituelles des croyants, le signe d’un questionnement ou d’un retournement.

Rémi Brague, récent auteur de Sur la religion[2] et catholique grand teint, se moque allègrement de ce qu’« un club d’intellectuels s’est imaginé que la religion avait disparu. À Saint-Germain-des-Prés, peut-être ». Pour lui le religieux n’était jamais parti[3].

Parti ou revenu, qui aurait cru il y a une génération que le Ministère français des Affaires étrangères aurait créé en son sein une cellule « Religions », comme il l’a fait il y a quelques années ? Dans un ouvrage récent, sur lequel je vais beaucoup m’appuyer, Religion. Le retour ?, dont les multiples contributions tournent et retournent le sujet, François Gauthier, sociologue à l’Université de Fribourg, relève un détail, qui n’est pas une preuve en soi mais traduit bien le changement d’atmosphère. En 1994, Henry Kissinger publie son très volumineux maître ouvrage, Diplomacy. Il n’y est jamais question de religion, le mot n’y figure pas [4]. Qui peut croire qu’un ouvrage comparable aujourd’hui ferait la même impasse ?

Même Marcel Gauchet, théoricien du catholicisme comme religion de la sortie de la religion au profit de la seule politique, renvoie maintenant la fin de toute hétéronomie et donc de la religion à quelques siècles[5].

Pire, le philosophe athée, sans doute le plus « titré » actuellement en vie, Jürgen Habermas, lors du débat qu’il a eu en 2004 à Munich avec le cardinal Ratzinger avant que celui ne devienne le pape Benoît XVI, a reconnu (confessé ?) que certaines des idées ou valeurs essentielles ne peuvent être formulées uniquement dans le langage de la philosophie et de la Raison et trouvent une meilleure expression dans celui de la religion[6].

Habermas pense aux idées et valeurs telles que la faute, la rédemption, la capacité à accueillir l’échec[7]. Je ne vois là rien qui m’impressionne et m’incite à le suivre.

Définir la religion, le religieux ?

La religion a beau devenir plus présente dans les esprits, comme réalité ou comme problème, la situation du concept n’est pas si brillante au plan de la théorie anthropologique ou sociologique.

Alain Caillé, professeur de sociologie à Nanterre, responsable du MAUSS et éditeur de sa revue, n’y va pas par quatre chemins à cet égard en commençant sa contribution au volume Religion. Le retour ? par une affirmation péremptoire :

Une des raisons essentielles de l’échec de la sociologie classique de parvenir à un degré de clarté et d’unification paradigmatique comparable à celui qu’a connu – pour le meilleur et pour le pire – la science économique, a été son incapacité à déboucher sur une définition et une théorie minimales de la religion, susceptibles d’être acceptées et partagées cum grano salis par les grandes écoles constitutives de la discipline [8].

Les spécialistes du domaine s’en remettent généralement à la voie proposée par leur collègue Talal Asad, pour qui le concept de religion est décalqué du christianisme et vouloir l’imposer est selon lui une manifestation de colonialisme, expose François Gauthier[9], qui déclare lui-même, plus justement, que la religion n’est qu’un concept, qu’elle n’est pas une essence. C’est une « construction visant à fournir un éclairage voué à la ressaisie des faits sociaux afin d’en offrir une interprétation heuristique »[10].

En fait jusqu’ici il ne s’agit que d’une incapacité, peut-être momentanée, des scientifiques à résoudre le problème mais tel anthropologue dit, lui, que dans son domaine, l’africanisme, il n’a jamais vu de religion. C’est le cas de Michael Singleton, qui fut pourtant « programmé comme Père Blanc » avant de devenir professeur à l’Université catholique de Louvain. Il argue de sa connaissance des pratiques africaines animistes et, prenant exemple d’un groupe qu’il a longuement étudié, les WaKongo, il ne voit chez eux qu’une philosophie et une pratique du monde faites d’une sorte d’optimisme anthropocentrique à toute épreuve. Plus théoriquement il est réticent à l’égard des vues d’ensemble et se demande si par l’abstraction qui forcerait à la religion ou au religieux, on aboutit « à une notion extrêmement résiduelle ou à une Nature humaine quintessentielle » et « si le réel était un oignon, à force d’enlever les feuilles, resterait-il quelque chose ? »[11], Pour lui,

le « quelque chose » de récurrent oscille entre un Réel de Référence plus réellement réel que ses réalisations et une simple hypothèse heuristique qui NOUS (c’est lui qui met des capitales) permet de mettre un peu d’ordre factice ou figé pour un temps dans le Flux phénoménal des particuliers…

Et quand Alain Caillé le presse et lui propose de passer par la distinction entre le religieux et le politique, M. Singleton proteste :

mais le politique […] n’existe tout simplement pas dans le vivre ensemble organisé autour d’un « roi sacré » africain. […] Les chefs africains que j’ai connus en Tanzanie ne sont entrés dans le monde politique que vers la fin du XIXe siècle[12].

Pour sa part, François Gauthier, déjà cité essaie de départager l’approche de Weber et celle de Durkheim[13]. Il ne conteste assurément pas que la religion ne soit qu’un concept, fruit d’une construction socio-historique particulière mais, s’empresse-t-il d’ajouter non sans bon sens, il en va ainsi de tous les concepts et il serait vain d’abandonner d’autres concepts comme celui de politique. Le travail des sciences humaines et leur scientificité découle du travail jamais achevé de compte rendu du travail de leur construction. Il ne recherche pas la « bonne » définition de la religion ni à trancher entre les deux principales approches parce que pour lui l’opposition entre Weber et Durkheim est irréductible et une troisième voie n’a pas encore vu le jour.

L’approche de Weber, dite substantive, est centrée sur les personnes, s’agissant de donner une définition de la religion. Malgré des hésitations, Weber aboutit en fait à une essence de la religion en général. Pour toute religion il faut une doctrine théologique et sotériologique, des corps sociaux distincts (clercs et laïcs), une institution, des formes de pouvoir, etc. On est bien près du modèle chrétien post-tridentin et occidental.

L’approche, dite fonctionnelle, de Durkheim a quelque peu les préférences de Fr. Gauthier parce qu’elle allie mieux l’universel et ses variations historiques. L’avantage, du point de vue d’un sociologue, est que le raisonnement de Durkheim est fondé sur la religion comme constitutive du social. Pour lui religieux et religion sont dans la société et toute société est d’une certaine manière religieuse. La religion est un système dont la fonction est l’unité sociale. Si, dans un cas, le surnaturel est absent, ce n’est guère un problème. Mais alors la distinction entre religion et société est bien faible.

Fr. Gauthier tente d’améliorer la situation par un système à trois niveaux, macro (religieux), méso (religion) et micro (religiosité) qui ne me paraît pas une variation bien éclairante.

Et l’athéisme dans tout ça ?

Voilà un tableau bien peu triomphant pour des croyants et qui pourrait les chagriner. Je n’en suis pas si sûr, soit qu’ils pensent comme Rémi Brague, que seule leur religion leur importe soit que leur croyance n’ait pas besoin d’un statut anthropologique dit scientifique. Il y a parfois là de la littérature philosophico-logomachique.

Mais quel impact une définition obligatoirement insatisfaisante ou impossible de la religion peut-il avoir sur l’athéisme et les athées ? On pourrait imaginer que, loin de triompher, les athées soient quelque peu embarrassés par une cible qui paraîtrait insaisissable. Remarquons d’abord qu’il est fort rapide de faire dépendre l’athéisme de la seule existence de son contraire du fait de son appellation. Il est certes vrai que la critique des religions, non pas seulement dans leurs modalités mais dans leurs principes et fondements, constitue une part essentielle, surtout historiquement, de la réflexion athée.

Le terme « religion » est un piège pour tout le monde ; l’universalité et l’intemporalité parfaites du concept sont impossibles.

Pour ce qui est de l’universalité, une grande partie de l’Extrême-Orient fait problème, comme le montrent les études sur la Chine et le Japon[14]. Le sondage Gallup de 2012 sur les croyances montre en Chine et au Japon un taux de non-réponse fortement multiple de ce qu’on observe ailleurs. Si, quand on leur demande s’ils croient à un dieu personnel ou simplement à une transcendance ou s’ils sont athées, 23 % des Japonais refusent de répondre, c’est parce que la classification proposée ne leur semble pas naturelle.

Pour la temporalité, Baudouin Decharneux a rappelé il n’y a pas si longtemps que l’Antiquité grecque ne connaît pas de terme équivalent à « religion ». Religio est une invention romaine sur l’étymologie de laquelle on n’est pas près de conclure après vingt siècles de discussion[15].

Au plan purement métaphysique, l’athéisme peut sembler plus clair que la religion. Mais, même si c’est fort loin de mon propre sentiment, il n’exclut pas une sorte d’attitude religieuse où le monde et la nature jouent un rôle quasi divin quant à engendrer une attitude de contemplation, d’admiration, voire de vénération. C’est pratiquement la position d’Einstein. Ceci dit on ne voit pas que cela ait engendré une Église, même si un certain positivisme a localement mal tourné.

Si une définition englobant parfaitement l’intégralité des religions semble impossible et si un certain nombre de cas importants ne peuvent être réellement intégrés dans la définition, l’addition d’un grand nombre de critères comme ceux proposés par N. Heinich (voir plus loin) peut nous donner une solution praticable. Et même les anthropologues les plus critiques doivent admettre qu’on peut traiter de manière monographique d’une religion, dans un contexte chronologique et géographique donné.

Un retour du christianisme en Europe ?

Venons en à la question du retour du religieux dans les pays sécularisés. La sociologue Nathalie Heinich s’est penchée récemment sur la question[16]. Elle opère par un détour par la sempiternelle question de la définition. Elle estime que « religieux » ou « religion » sont, tout comme « la société » et « le social » des termes beaucoup trop flous. Pour pouvoir conclure sur la question du retour du religieux, elle propose, en se réclamant de Weber comme de Durkheim, de partir d’une analyse fonctionnelle, sorte de découpage du religieux en parties ou fonctions constitutives.

Elle dresse une liste de quatorze fonctions, plus ou moins fréquemment associées au religieux et à la religion. À bien les regarder, N. Heinich en considère neuf comme non spécifiques au domaine et trois comme inapplicables à toutes les religions. Curieusement, il semble que pour elle, son premier critère la fonction de séparation entre sacré et profane soit un critère pertinent et propre aux religions. Il n’est pas spécifique non plus : il y a du sacré non religieux même si c’est très souvent incompris[17].

Son système a l’avantage de lui permettre une réponse à la question du retour du religieux. Si on prend un signe fréquemment invoqué, les manifestations catholiques en France contre le mariage pour tous, N. Heinich y voit la réactivation d’une des fonctions, la fonction éthique de la religion, face à la libéralisation des mœurs et à sa légitimation par les institutions et les lois, pas plus.

Quant au retour de l’islam, elle y voit la réactivation de la fonction politique (la religion doit régir la société), de la fonction communautaire (surtout dans l’islam d’Europe mais plus globalement dans l’union autour des règles réaffirmées) et de la fonction sacrificielle (dans le cas des plus fanatiques. Les évangéliques, eux, réactivent les fonctions communautaire, mystique et rituelle. Au total, le sentiment d’un retour du religieux ne serait pas plus qu’un accroissement de la visibilité de certaines fonctions, en réaction aux évolutions occidentales actuelles. Le raisonnement tient si ces réactions ne sont que feu de paille.

Dans le numéro de la Revue du MAUSS, déjà cité, Céline Béraud, directrice d’études à l’EHSS, confirme et complète ce verdict en ce qui concerne le catholicisme occidental, pour lequel il me paraît vraisemblable[18].

Les manifestations françaises de 2012 et 2013 peuvent être interprétées comme le fait N. Heinich mais C. Béraud ajoute plusieurs éléments utiles. Selon cette dernière, l’impression de retour de la religion, alors que la proportion de croyants en France ne cesse de décliner, vient de deux sources.

D’une part la désertion des églises y a laissé les plus déterminés. D’autre part la partie jeune de ceux-ci a opéré une conversion dans les méthodes. Comme les autres groupes, ils ont appris à se montrer festifs et visibles, comme lors des JMJ. Ils ont congédié l’ère des processions sirupeuses et ennuyeuses. Ils ont intégré que les catholiques étaient devenus un groupe minoritaire mais, suivant l’exhortation de Jean-Paul II, ils ne baissent pas les bras pour autant et se comportent en activistes communautaires et adoptent un langage de victime, « parce qu’aujourd’hui le langage de la victime est devenu celui du maître », comme dit Éric Zemmour[19]. Quitte, de manière paradoxale dit C. Béraud – je dirais plutôt trouble que paradoxale – à continuer à vouloir imposer leur vision particulière à la totalité de la population.

À ces deux éléments, j’ajouterais – c’est pour moi l’explication politique du succès des manifestations – que bien des non-catholiques peuvent être opposés à l’homosexualité, au mariage pour tous, à la théorie des genres. Pour se manifester, le plus simple dans ce cas est de se joindre à un groupe qui bénéficie encore, malgré l’effondrement du nombre de prêtres, de structures couvrant tout le territoire, de moyens pratiques, d’expérience pour organiser de grandes manifestations et de la capacité de trouver des moyens financiers.

N’oublions pas le côté éphémère des manifestations et leur échec final – le retour n’était pas gagnant – et que pour bien des ex-catholiques et prêtres, le catholicisme se meurt et que « ce n’est pas nécessairement triste et désastreux »[20].

La religion et le marché

Les promoteurs de Religion. Le retour ? ont placé dans le sous-titre du volume, Entre violence, marché et politique un terme inhabituel pour le sujet, « marché ». C’est l’autre thème central du livre : la nouveauté dans les religions contemporaines, c’est leur passage par ou dans la marchandisation, ce qui a notamment un effet sur leur visibilité.

Ces auteurs visent la totalité des religions, et j’ai là quelque mal à les suivre, mais le cas de l’islam contemporain, en version salafiste ou non, est au moins troublant et valide des clés d’interprétation plutôt séduisantes.

Reprenant les travaux de plusieurs chercheurs depuis une dizaine d’années, Fr. Gauthier[21] et Florence Bergeaud-Blackler (Université de Marseille et auteur en 2017 de Le marché halal ou l’invention d’une tradition)[22] montrent que le fonctionnement des religions s’est complètement transformé en une ou deux générations. Leur principe est que l’affaiblissement de l’État-nation a éloigné les religions de celui-ci et concomitamment la sécularisation qu’il avait souvent fini par faire prévaloir. Le monde a basculé dans une logique postnationale, les religions aussi. L’islam salafiste lui-même a un net aspect matériel et de recherche de la prospérité même si son aspect « kamikaze » peut nous le faire oublier. Presque tous les combattants djihadistes ont recherché le luxe et les pires attraits de la consommation.

Le cas du halal est étonnamment parlant. Son histoire, neuve, est celle d’une tradition inventée. Si, au point de départ il y a évidemment des interdits alimentaires dans l’islam, les autorités religieuses y autorisent les fidèles à consommer si nécessaire la nourriture des gens du Livre, conformément au verset 5 de la sourate 5 (« […] la nourriture de ceux qui ont reçu l’Écriture avant vous est licite pour vous […] »[23]). La première trace de règles d’abattage halal se trouve dans le droit anglais au début des années 1920.

En 1979, premier problème, Khomeiny déclare illicite l’importation des viandes venues de pays occidentaux. En fait l’Iran, comme l’Égypte et l’Arabie saoudite sont importateurs nets de viande. Au stade suivant, on envoie des religieux pour islamiser les chaînes d’abattage dans les pays exportateurs où tout le monde s’incline, sauf quelques syndicats à cause des emplois perdus passés à des musulmans.

La Ligue islamique mondiale, très liée à l’Arabie saoudite, appuie cela et fait un lien entre cet abattage halal et la prédication. C’est donc un enjeu de pouvoir et, dans les pays européens, de représentation : qui contrôle le halal ? On voit même dans certains pays européens les pouvoirs publics s’en mêler. Le comble est en France où, foin de la loi de 1905, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua tente d’être l’autorité mais finit par se contenter du pouvoir de désigner la grande mosquée de Paris comme seule habilitée à nommer les sacrificateurs, privilège que son successeur, Jean-Louis Debré, étend ensuite aux mosquées d’Évry et de Lyon.

Il faut voir que petit à petit, on étend le halal aux cosmétiques, aux hôtels, au tourisme, etc. Il faut ajouter aussi les agences de marketing islamique, les associations de consommateurs musulmans et leur personnel.

En 1997, un organe de normalisation mis en place par la FAO et l’OMS et reconnu par l’OMC en 1995 publie un Codex alimentarius du halal en s’inspirant du modèle malaisien de 1980. Ce Codex marque une nouvelle avancée du halal, c’est lui qui introduit le principe de pureté en interdisant non seulement les produits impurs mais également les produits qui ont pu être contaminés par des produits impurs (additifs, colorants,..). On étend le halal par le soupçon : tout poisson susceptible d’avoir pu se nourrir de déchets impurs est déclaré impur.

Le dernier pas revient aux monarchies du Golfe qui ajoutent qu’il faut que l’argent qui finance les productions halal soit halal (comme le leur). Et les industriels (belges compris comme les fabricants de cidre sans alcool) ont appris à fabriquer tout cela.

Au total aujourd’hui, environ 10 % du marché mondial est halal.

Pour Fr. Gauthier, la grande mutation de l’islam, c’est le passage à une vision où être musulman n’est plus suffisant. Il faut maintenant vivre en musulman et s’afficher musulman dans l’espace public. On le fait par la consommation halal visible et bien sûr par le port du voile par exemple. Initialement le halal désigne ce qu’on peut faire, aujourd’hui ce qu’on doit faire.

Si cette théorie est juste, c’est-à-dire que nous avons affaire à une vision nouvelle de la religion et que le retour à une religion archaïque n’est qu’une apparence, l’avenir de la sécularisation dans les pays musulmans s’annonce sombre tout comme pour les pays européens à minorité musulmane, les perspectives de vivre ensemble et de renvoi de la religion dans l’espace privé.

C’est possible mais voir à l’œuvre le même processus dans les Églises chrétiennes parce qu’elles ont adopté les techniques contemporaines du management et marketing me semble excessif ou prématuré.

Et demain, religion ou laïcité ?

Tant qu’à examiner vers quoi nous allons, la marge d’appréciation est bien plus grande que dans l’analyse de la situation. Risquons-nous à l’aventure.

François Gauthier met en évidence une idée juste, dont chacun devrait se pénétrer. Religion, politique, économique ne sont pas des domaines clairs, définitivement étanches et sans capacité de recouvrement et de substitution. Le politique est en problème, spécialement en Europe et on transporte certains besoins vers d’autres sphères. Compter sur les recettes d’autrefois est donc risqué.

En Europe il ne reste plus grand-chose des grandes religions traditionnelles, presque rien des religions séculières du XXe siècle (communisme, nazisme) et il semble vrai que la consommation a remplacé la prière et la réunion à la Maison du peuple (c’est moi qui ajoute ce tout dernier point).

Tout à la fois, Fr. Gauthier admet que « les religions ne reviendront pas sous leur forme d’hier » mais, sans doute parce qu’anthropologue, il ne parvient pas à penser une société sans religion. J’ai pourtant beau chercher, nul ne me démontre l’apport positif de l’une d’entre elles.

Dans ce que je viens d’examiner presque rien n’est dit des « nouvelles religiosités » qui sont cependant un point essentiel[24]. Pour ma part, sur ce point, je peux rejoindre les conclusions de Jean-Pierre Le Goff[25].

Pour lui, ce type de religiosité, notamment d’inspiration bouddhiste est une sorte de « bouillie » sentimentale (sic), qui court-circuite la raison. Elle

a tout […] d’un nouvel « opium du peuple » […] mais à la différence de l’aliénation religieuse du passé, telle que la concevait Marx, cette religiosité n’incite pas à se projeter dans un au-delà ni ne fournit un bonheur par procuration […]. Elle traduit le désarroi de l’individu esseulé qui cherche […] les voies de son épanouissement et de son salut. […] Cette religion de l’amour universel forme un prêchi-prêcha en dehors de l’histoire et de la réalité.

Je ne saurais mieux dire.

Reste une « solution » possible que cite Fr. Gauthier et que traite Alain Policar dans La Religion. Le retour ? [26], sans que je puisse le suivre intégralement, celle, à défaut d’une religion dominante au sens classique, d’une nouvelle religion civile, bien proche de la laïcité « à la française ».

C’est un grand débat français – et un peu belge – devant une laïcité républicaine, prétendument une, qui, loin de la loi de 1905 et de la neutralité de l’État, fait de la laïcité une véritable religion civile, incompatible avec toute manifestation de croyance (souvent au nom de la guerre contre l’islam), sinon toute croyance même privée. Jean Baubérot a souvent dénoncé cette laïcité de surplomb qui tente de promouvoir une nouvelle orthodoxie pour les personnes. J’avoue préférer ses « 7 laïcités »[27] – auxquelles j’ajouterais bien l’une ou l’autre – au « Il n’y a qu’une laïcité » et l’approuve quand il revendique que le droit au blasphème ne s’applique pas qu’aux religions[28].

L’athéisme et les athées seront encore plus nécessaires demain qu’hier. De retour ou non, la religion et le religieux nous réservent encore bien des surprises.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « L’héritage des Lumières. Une succession après inventaire », Newsletter de l’Association Belge des Athées, n° 17 (06/2017), mise en ligne sur www.athee.info le 18 juillet 2017.
  2. Rémi Brague, Sur la Religion, Paris, Flammarion, 2018.
  3. Rémi Brague : « On parle du « retour du religieux », mais il n’est jamais parti », interview par Eugénie Bastié, Le Figaro du 8 février 2018.
  4. François Gauthier, « De l’État-nation au Marché. Les transformations du religieux à l’ère de la mondialisation », dans Religion. Le retour ? Entre violence, marché et politique, Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), n° 49 (premier semestre 2017), pp. 62-84, spécialement pp. 62-63.
  5. C’est sa position dans L’Avènement de la démocratie-IV. Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017, que je cite d’après La « Présentation » de Religion. Le retour ? par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier, cité en note 12 p. 16.
  6. Ibid. p. 7.
  7. Il s’agit du débat qui a eu lieu le 19 janvier 2004. La revue Esprit, n° 306 (juillet 2004) en a publié la version française. J’en ai rendu compte dans « Débat Habermas/Ratzinger », Espace de Libertés, n° 336 (novembre 2005), p. 21.
  8. Alain Caillé, « Du religieux. Esquisse d’une grammaire en clé de don », dans Religion. Le retour ? Op. cit., pp. 123-144.
  9. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », dans Religion. Le retour ?, op. cit. pp. 105-122, p. 106.
  10. ibid., p. 108.
  11. Michael Singleton, « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux. Bref retour sur un parcours d’anthropologue », Revue du MAUSS, n°49 (2017/1) disponible uniquement dans la version électronique de la revue, qu’on peut obtenir sur cairn.info.
  12. Alain Caillé et Michael Singleton, « Petit échange sur l’idée même de religion », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 167-173, voir pp. 170-171.
  13. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », voir ma note 9.
  14. Voir par exemple Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée ? Religions, superstitions et croyances au Pays du Soleil Levant », dans Patrice Dartevelle (sous la direction de), L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, Études athées 1, 2015, pp. 71-83.
  15. Baudouin Decharneux, La religion existe-t-elle ? Essai sur une idée prétendument universelle, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012.
  16. Nathalie Heinich, « Pour en finir avec le « religieux » : vers une analyse fonctionnelle des religions actuelles », dans la revue Interrogations, n° 25 (décembre 2017), Retour du religieux ? Version en ligne www.revue-interrogations.org/Pour-en-finir-avec-le-religieux.
  17. La journaliste d’origine hongroise Kati Marton, accusée d’être blasphématoire par la TV publique hongroise, croit pouvoir se moquer en disant qu’elle croyait que le blasphème était un crime religieux, Le Soir du 10 avril 2018.
  18. Céline Béraud, « Ce que l’épisode du mariage pour tous nous dit du catholicisme français », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 203-213.
  19. Dans Le Figaro du 5 avril 2018.
  20. Comme le dit Jacques Meurice, prêtre -ouvrier e.r, dans « La mort d’une religion », La Libre Belgique du 20 février 2018.
  21. François Gauthier, « De l’État-nation au marché », op. cit., voir note 4.
  22. Françoise Bergeaud-Blackler, « Le marché halal mondial », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 48-61. Corinne Torrekens dit fondamentalement la même chose dans « Le halal, de l’explosion consommatrice à l’exigence éthique », dans ORELA, Newsletter du CIERL-ULB, le 28 août 2017.
  23. Traduction de Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, 2002 pour l’édition de poche que j’utilise.
  24. Je ne vais pas redire dans ce que j’ai dit dans « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », dans La pensée et les hommes, vol. 99, Francs-parlers 2015, pp. 59-70.
  25. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Paris, Fayard, Pluriel, 2017, pp. 234-236.
  26. Alain Policar, « La laïcité dévoyée ou l’identité comme principe d’exclusion : un point de vue cosmopolite », op. cit., pp. 179-194.
  27. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2015.
  28. Voir son interview par Thibaut Sardier, site liberation.fr, le 6 janvier 2018. Il voudrait une association représentative des athées et des agnostiques pour traiter à égalité avec les organisations religieuses. Encore faudrait-il qu’elle n’imagine pas gagner la partie en restant à côté du terrain.