Dio non esiste par Patrice Dartevelle
Depuis longtemps, peut-être plus fréquemment hier qu’aujourd’hui, nombre d’athées, d’agnostiques et d’anti-cléricaux, ont exprimé, le plus souvent discrètement et pas du haut de quelque tribune, l’idée que bien des prêtres ne pouvaient vraiment croire aux enseignements de l’Eglise qu’ils répandaient et encore moins les hauts prélats voire le Pape lui-même. Ne leur en déplaise, la mauvaise foi et le mensonge doivent être démontrés et la bonne foi (pas la vérité évidemment) doit demeurer présumée, jusqu’à démonstration et preuve de la mauvaise.
Les prêtres croient-ils ce qu’ils disent ?
La réalité est évidemment plus complexe. On le sait bien, il arrive que des ecclésiastiques finissent par perdre la foi mais continuent d’exercer leur sacerdoce. Dans certaines circonstances, il y a le double sentiment qu’un aveu serait vain et dangereux pour la sécurité de l’intéressé. Le cas-type est évidemment celui du curé Meslier en Champagne au début du 18ème siècle et du mémoire secret qu’il rédige en cachette et qu’on ne pourra découvrir qu’après sa mort.
D’une manière générale, pour la plupart des prêtres comme pour le reste des humains, abandonner sa carrière, ici très spécifique, et se retrouver sans travail du jour au lendemain à un certain âge est un choix qui fait reculer. Dans certains pays, aujourd’hui encore, se défroquer oblige à affronter l’opprobre social, la solitude et le boycott sans parler du désarroi familial particulièrement vis-à-vis des parents, beaucoup de prêtres venant de familles extrêmement croyantes.
Joseph Turmel, sans doute de son vivant (1859-1943) le plus grand spécialiste de l’histoire des dogmes chrétiens, illustre le cas. Même s’il a livré pendant des décennies contre les autorités catholiques une guérilla qui peut sembler néanmoins hypocrite puisqu’il ne quitte pas l’Eglise, il a choisi de publier sous pas moins de quatorze pseudonymes ses mises en pièces de la version officielle des dogmes (1). Mais tant que sa mère vivra il redoublera de prudence et lui cachera tout, en fonction d’un sentiment qui ne semble pas avoir été rare (2). Il ne sera excommunié qu’en 1930, ce qui lui permettra de rassembler ses écrits dans son Histoire des dogmeset de les publier sous son nom en trois volumes, parus de 1931 à 1933.
En plus, en France, seuls valent les diplômes d’Etat et les prêtres n’en ont le plus souvent aucun de ce type, parfois le baccalauréat.
On connaît même un cas plus extraordinaire, celui de Noël Rixhon, qui a maintes fois expliqué qu’il avait voulu devenir prêtre alors qu’il n’avait nullement la foi, croyait la trouver ainsi et qui, constatant après plusieurs décennies qu’il ne la trouvait décidément pas et qu’il était et avait toujours été athée, a quitté l’Eglise en s’appuyant sur un diplôme d’infirmier (3).
Nul doute non plus qu’avec l’expérience, de nombreux prêtres prennent la mesure du caractère trop humain de l’Eglise, de ses structures et de ceux qui l’incarnent. Comme me le disait un jour un chanoine dont je m’étonnais qu’il fasse si peu de cas de son évêque : “Homo homini lupus, mulier (la femme) mulieri lupior (le comparatif), sacerdos (le prêtre) sacerdoti lupissimus (le superlatif)“.
La fiction s’en mêle
Mais voilà qu’en quelques années, plusieurs oeuvres de fiction mettent en scène un Pape faisant des aveux étonnants, fort dissonants d’avec la tradition.
En 2011, le cinéaste italien Nanni Moretti met en scène, dansHabemus papam, le déroulement bien peu édifiant d’un conclave. Après de nombreux scrutins infructueux du fait des rivalités de personnes, les cardinaux se mettent d’accord sur le nom d’un vieux cardinal français, discret, peu connu et dont ils ne doivent rien craindre. Celui-ci fait mine d’accepter, puis se rebelle et disparaît dans Rome. Il finit par se présenter aux fidèles à la loggia du Vatican mais c’est pour déclarer qu’il ne peut accepter le poste parce que trop de changements sont nécessaires dans l’Eglise et qu’il n’est pas raisonnable de faire comme si tout pouvait continuer comme avant.
Ici on ne va pas plus loin que la critique de l’Eglise, de son refus de voir la réalité et N. Moretti s’est défendu d’avoir fait un brûlot anticlérical. Mais le discours de non-acceptation sonne bien comme une déroute spectaculaire de l’Eglise et en fait, le scénario du film est plus féroce qu’une attaque contre l’opposition de l’Eglise à la sexualité ou les complaisances de ses hiérarques envers les prêtres pédophiles (pardon pour le choc des mots et des concepts) (4).
Voici maintenant (en mars 2016) qu’un des anthropologues français les plus connus, auteur par exemple en 1986 d’Un ethnologue dans le métro, Marc Augé, met en scène par la plume un pape – l’actuel – qui, le 1er avril 2018, jour de Pâques, proclame du même balcon du Vatican que “Dio non esiste”, “Dieu n’existe pas” (5).
Dans un premier temps la nouvelle crée la stupéfaction, l’incrédulité ( ! ) mais le Pape démissionne et confirme ses propos. Et l’anthopologue d’imaginer quelques scènes cocasses, comme la manifestation de l’Union rationaliste à Paris au cri de “Vive le Pape ! “. Les musulmans dénoncent la trahison de Rome et la faillite de l’Occident.
L’explication vient ensuite. Un groupe de scientifiques a procédé à des recherches, identifié que les convictions religieuses sont dues à “l’extinction des faisceaux de neurones dans une zone du cerveau” et mis au point un remède … dont le Pape a le premier voulu se saisir pour relever le défi que lui avait proposé un éminent scientifique, leader du groupe. Les scientifiques mélangent leur produit à l’eau des canalisations, font pulvériser là où il n’y a pas d’autre possibilité et le monde entier se proclame athée en quelques jours. Les monarchies du Golfe s’écroulent, tout le monde nage dans le bonheur et des questions comme “l’intégration des musulmans” ou “la compatibilité de l’islam avec la démocratie” perdent évidemment toute pertinence. Ces conséquences sont des plus révélatrices de ce qui tracasse les Européens mais indiquer que plus d’athéisme est la solution n’est pas inutile et reste rare à une époque où il est convenu que la voie royale est une “démocratie musulmane”, miroir de la “démocratie chrétienne”.
Tout ceci est bien sûr une fable, qui fera sourire athées et anticléricaux mais, comme le dit l’auteur dans une interview : “Ma fable ne se veut qu’une plaisanterie, mais une plaisanterie un peu sérieuse” (6).
Je donnerai volontiers acte à Marc Augé de ce qu’en effet une planète sans croyance ou religion est parfaitement possible. Les voltairiens qui jugeraient les religions utiles pour la “paix sociale” ont heureusement disparu, celles-ci étant selon le cas devenues impuissantes ou sources de problèmes. Une planète débarrassée des religions ne nous garantirait pas la paix mais un motif ou carburant de bien des guerres disparaîtrait.
La concomitance de plusieurs mises en scène de propos pontificaux insolites n’est peut-être pas due au hasard : les “grandes” religions traditionnelles, catholicisme, luthéranisme, calvinisme ou anglicanisme vont très mal en Europe où beaucoup rencontrent même de plus en plus rarement des personnes qui se réclament d’une stricte obédience à l’une de ces Eglises et la défendent réellement.
Mais rien n’est innocent et la fable de Marc Augé peut poser quelques problèmes.
Et la religion dans tout ça ?
La solution proposée, ironiquement bien sûr, pour faire disparaître la religion relève purement de la science, dans son acception chimique, la plus matérielle. L’importance de celle-ci pour réduire la religion est indéniable… sauf pour un milliard de musulmans, quelques dizaines ou centaines de milliers de chrétiens – pas tous évangéliques – et des bouddhistes ou hindouistes également par centaines de millions. On trouve même aujourd’hui des athées qui désignent l’esprit des Lumières comme la vraie cause d’Auschwitz.
Le monde occidental reste décisif mais c’est un îlot. En matière de religion, il bute très vite dès sa frontière orientale (à moins de considérer qu’on est encore dans le monde occidental en passant en Bulgarie ou en Ukraine comme la plupart le font pour ne pas commettre le crime d’apostasie de la religion européenne). Le monde orthodoxe semble peu perméable ne serait-ce qu’à la séparation Eglise (au singulier) / Etat (7) et depuis 1990, le pourcentage d’athées en Russie régresse constamment d’un pourcent chaque année.
Aujourd’hui on ne peut qu’observer l’indifférence vis-à-vis de la science dans de nombreuses régions du monde, voire la guerre qu’on lui fait (l’héliocentrisme n’est pas toléré en Arabie saoudite). Chez nous le consensus autour d’elle n’est plus ce qu’il était et les facultés des sciences se sont vidées, malheureusement. Marc Augé a raison de dire qu'”on est dans une période qui tourne le dos à l’âge des Lumières, celles qui ont mis en avant la notion d’individu, de sa puissance réflexive, de la connaissance… La connaissance, c’est le seul domaine à propos duquel on peut parler d’un progrès de façon assurée” (6). Certes mais la science, comme il le dit lui-même, n’est qu’un domaine et les autres sont plutôt rétifs.
Pire, celui qui nous occupe, celui de la religion, a tendance à s’étendre en en remplaçant insidieusement d’autres, comme le domaine social, le domaine politique. Il y a trente ou cinquante ans, la jeunesse musulmane de Paris ou de Bruxelles se serait-elle révoltée au nom de l’islam ou en celui des droits des travailleurs ou des revendications prolétariennes ? A tort ou à raison, certains parlent “d’islamisation de la radicalité”. La lutte entre sunnites et chiites est aujourd’hui présentée et vécue comme l’alpha et l’oméga de toute explication des conflits au Moyen Orient. Il y a moins de vingt ans, la question était réservée aux seuls spécialistes (8).
Plus problématique, plus fondamentale pour nous et particulièrement discutée depuis peu, il y a aussi la question de l’incompréhension de la religion par l’intelligentsia européenne laïque, quasi hégémonique au plan intellectuel depuis plus de cinquante ans. La fable contée par M. Augé n’est-elle pas le dernier avatar de cet état d’esprit, qui nous laisse perplexes, dépourvus de cadre intellectuel et de solution face aux positions et revendications des musulmans chez nous et à la pacification indispensable du Moyen Orient ? La question mérite une analyse détaillée, peu proportionnée à l’opuscule de M. Augé, mais de ce point de vue même, humaniste et laïque, quel est l’avenir ?
J.-P. Bacot en a sans doute donné les lignes directrices – le renversement de position par rapport au passé avec des croyants dominés et des athées ou métacroyants dominants d’une part et la lutte entre spiritualistes et matérialistes athées d’autre part (9). Une opinion définitive n’est pas aisée mais se dispenser de comprendre (dans le sens d’étudier et de connaître) les phénomènes religieux et surtout les nier en ne les voyant pas n’est pas une bonne stratégie pour les athées.
La dernière illusion, non pas de Marc Augé mais de ce que son conte pourrait inconsciemment induire, c’est qu’après la croyance actuelle, il ne peut y avoir place que pour la non-croyance.
J’espère de tout coeur avec lui que celle-ci ne se portera que mieux après le recul des religions traditionnelles, qui atteint maintenant en effet des proportions étonnantes. Si beaucoup (50 % en Belgique) se revendiquent encore de l’étiquette de l’ancienne croyance, à peine 10 % de cette proportion ont un lien religieux réel avec elle. C’est bien le mécanisme typique des prémices avancées de l’effondrement. La suite sera-t-elle si bonne ? La facilité avec laquelle les évangéliques accroissent leurs forces aux dépens de la religion dominante en Amérique latine, dans plusieurs Républiques de l’ex-URSS, en Corée du Sud donne à penser, sans parler des 20 % de convertis parmi les djihadistes.
A ceux-ci et leur façons de faire fort rudes, on peut préférer la stratégie évoquée par le Houellebecq de Soumission, auquel la plupart préfèrent ne pas penser, dans un étonnant exercice de cécité volontaire.
Marc Augé lui-même, imaginant les toutes premières réactions à l’aveu du Pape, le voit bien quand il écrit : “Les évangéliques envahirent alors les rues en Amérique et en Europe. Ils estimaient leur heure venue… dans toutes les capitales sud-américaines, il furent des dizaines, des centaines, des milliers à clamer leur allégresse… tout en proférant des slogans hostiles à la papauté, la drogue et l’homosexualité. Dans les banlieues parisiennes, ils défièrent à la fois catholiques et musulmans”.
Au moment de conclure, je suis embarrassé. Marc augé a écrit une fable, une plaisanterie et il est drôle. Mais comme il a dit qu’il avait écrit une plaisanterie un peu sérieuse, je l’ai pris au mot et j’ai fait oeuvre pédante. Je n’aime pas les paradis artificiels.
Patrice Dartevelle
(1) On vient de rééditer avec un nouvel appareil de notes plusieurs de ses textes relatant son histoire et ses démêlés avec l’Eglise : Joseph Turmel, En soutane-Mémoires-Comment j’ai donné congé aux dogmes. Comment l’Eglise romaine m’a donné congé, édition présentée et annotée par Joseph calice, Editions des Malassis, 2016, 336 pages.
(2) J’ai en tête le cas de Jean Hadot, bibliste, un de mes professeurs à l’Institut d’histoire du christianisme (devenu CIERL) de l’ULB, qui, pour quitter la prêtrise est allé jusqu’à mettre en scène sa mort et la disparition de son corps. Professeur dans un Grand séminaire, devinant la tragédie que cela représenterait pour eux, il ne pouvait supporter d’annoncer à ses parents qu’il avait perdu la foi. Voir Mercè Prats, Les frères Hadot, exemple d’une génération perdue pour l’Eglise, Actes du colloque international “Quand une religion se termine” (Bruxelles, 2013), à paraître en 2016.
(3) voir Noël Rixhon, Comment je suis devenu athée, in Les chemins de l’athéisme. Naître ou devenir athée, Bruxelles, 2014, pp. 45-50.
(4) C’est la position que j’ai défendue dans mon compte rendu du film dans Espace de libertés, N° 402 (novembre 2011), p. 24.
(5) Marc Augé, La Sacrée semaine qui changea la face du monde, Paris, Odile Jacob, 2016, 72 pages, Prix : +/- 11,10 €.
(6) Interview par Jean-Claude Vantroyen, Le Soir du 22 mars 2016.
(7) Voir par exemple Olivier Gillet, Athéisme et orthodoxie en Europe orientale et du Sud-Est, in L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Editions, 2015, pp. 11-25.
(8) Voir par exemple Georges Corm, Sortir de l’analyse religieuse des conflits, Le Monde diplomatique, février 2013, repris dans Manière de voir, N° 145 (février-mars 2016), Politiques, sociétés : l’emprise des religions, pp. 20-23.
(9) Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux, Paris, 2013 et le compte rendu que j’ai fait de l’ouvrage “Les religions en Europe : fin et suite”, in L’Athée, Revue de l’Association Belge des Athées, N° 2-2015, pp.55-64.
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