EGLISE, CREMATION ET REFUS DE LA MODERNITE
L’habileté des théologiens pour organiser les revirements politiques et stratégiques de l’Eglise est toujours pleine d’intérêt. Elle donne évidemment la mesure des tensions internes de l’institution et renseigne sur la manière dont toute structure de long terme voire multiséculaire doit s’adapter aux changements de mentalité ou de pratique qui lui échappent mais qu’elle feint d’accepter de bon gré ou d’applaudir quand il n’y a plus d’autre solution.
Dans l’explication du refus si longtemps obstiné de la crémation par l’Eglise, il y a un ensemble approximatif fondé d’une part sur la radicalité du changement opéré dès l’origine par les chrétiens, rompant d’emblée avec l’incinération, tradition païenne qui serait uniforme, et d’autre part sur l’assurance que du point de vue chrétien, l’inhumation est la condition de la résurrection des corps.
Si l’hostilité totale de l’Eglise à la crémation a pris fin dans les années ‘60 – le procédé ne constituait à l’époque qu’un phénomène marginal ‑, on se trouve aujourd’hui dans le monde occidental devant une modification radicale des mentalités. En 2011, la crémation représente 48,75 % du nombre des funérailles en Belgique(1). En 2010, le pourcentage était de 30 % en France, 40 % en Allemagne et aux Etats-Unis, 73,1 % en Grande-Bretagne, sans parler du Japon où il n’y a pratiquement pas d’autre système de funérailles(2).
Tolérer quelques incinérations n’est donc plus qu’une technique dilatoire, de toute évidence pleine de risque.
Dans un récent volume(3), Piotr Kuberski, historien et théologien catholique, acquis à l’incinération, a entrepris de ramener à rien les objections de l’Eglise à l’encontre de la crémation et d’en démontrer l’absolue inconsistance.
Pas de contrainte théologique
La première étape consiste à relativiser la rupture opérée par le christianisme.
En réalité, les Romains ont pratiqué les deux modes de funérailles mais l’incinération devient générale pendant la République jusqu’au 1er siècle après Jésus-Christ. Sans qu’on puisse songer à une quelconque influence chrétienne, les deux pratiques cohabitent d’abord (Marc-Aurèle dit : « dans un instant, tu ne seras plus que cendre ou squelette ») et l’inhumation devient dominante en milieu païen dès le 3ème siècle.
« Le schéma naguère proposé opposant la crémation païenne à l’inhumation chrétienne est dépassé » conclut l’auteur à l’instar de ce que disait Franz Cumont (anticlérical affirmé et plus grande autorité de son temps en la matière) en 1949. Pas de problème donc.
Deuxième étape, la doctrine des premiers chrétiens. Ont-ils affirmé la nécessité de l’inhumation dans la perspective de la résurrection ? Rien de moins évident en effet. Au début du 5ème siècle, Saint Augustin est clair, influencé peut-être par des problématiques historiques particulières, précise dans le cas des martyrs mangés par les chiens et « brûlés jusqu’à la dernière parcelle » que « rien [ne peut] porter préjudice au corps lui-même, tout au moins pour ce qui concerne l’intégralité des membres pourvu qu’il trouve Jésus-Christ ».
Le culte des reliques, né de celui des martyrs, a certes compliqué la haute théologie : il fallait bien un objet de culte et si l’incorruptibilité de leur corps était voulue par la religion, elle restait pour les chrétiens le propre d’une action divine particulière.
Le moyen âge n’est pas plus prolixe en textes condamnant l’incinération. En Occident, un seul texte émanant de l’autorité condamne la crémation ; il date de 785. Issu d’une réunion à Paderborn, il punit de la peine capitale celui qui fait brûler le corps d’un défunt.
Une question politique
Mais, pour P. Kuberski, et non sans vraisemblance, la motivation est politique et non religieuse. Il s’agit de coloniser les Saxons et l’homogénéisation cultu(r)elle est souvent essentielle à une colonisation réussie.
De fait, le Nord et l’Est de l’Europe vont résister longtemps à l’inhumation. La crémation semble seule employée ches les Slaves jusqu’au 10ème ou 11ème siècle.
S’il y a si peu de base théologique, où est la cause de l’attitude de l’Eglise ? En réalité, elle est d’ordre politique. Les chrétiens ont voulu matérialiser la nouveauté du changement de religion et imposer l’inhumation dans ou autour de l’Eglise, ce qui sera la source à partir du 18ème siècle des contestations d’ordre hygiénique.
La conclusion théorique est intéressante : « un changement dans les pratiques mortuaires ne dépend pas nécessairement des modifications des croyances ».
Pour les théologiens médiévaux, Saint Thomas par exemple, la matière est vouée à la dissolution et on n’en a pas besoin pour la résurrection des corps.
Jamais l’Eglise d’ailleurs n’a vu de problème à la situation des morts dont le corps est introuvable ou détruit. Elle ne s’est jamais opposée aux cas extrêmes où on ne pratiquait pas l’inhumation (épidémies, catastrophes, batailles).
Chose curieuse, les utopistes des temps modernes envisagent souvent la crémation (More, Campanella, Cyrano de Bergerac).
Eglise contre franc-maçonnerie
La contestation de l’inhumation va naître progressivement dès le 18ème siècle et s’étoffer au 19ème siècle. L’argument hygiéniste sera souvent évoqué mais il n’est pas péremptoire : nous savons biens que, depuis longtemps les inhumations en cimetière ne créent plus de problème de santé publique.
Les lois nationales autorisent la crémation en 1887 en France, en 1888 en Italie(4).
L’opposition moderne de l’Eglise se manifeste par un décret de Léon XIII le 19 mai 1886. C’est un texte succinct qui n’invoque pas d’argument religieux. La condamnation vient de ce que la crémation est réclamée par « des hommes de foi douteuse ou liés à la secte maçonnique ». Un second texte de la même année prévoit même des funérailles religieuses « pour ceux qui ont été incinérés contre leur volonté ». Le code de droit canonique de 1917 confirme le refus de funérailles religieuses à ceux qui ont exigé la crémation, mais aussi à tous les apostats, hérétiques ou « à la secte maçonnique ou aux sociétés du même genre ».
L’Eglise ne fait donc pas de lien intrinsèque entre inhumation et principes chrétiens mais bien un lien que P. Kuberski appelle « psychologique ». Je dirais « politique ». La question de la crémation est l’un des nombreux cas où l’Eglise s’arcboute sur une attitude indéfendable et non nécessaire, ce qui va aider puissamment à son recul global.
Je ferais cependant une restriction. Si le refus de la crémation n’a effectivement pas de base théologique, je ne suis pas sûr que si on se tournait vers les convictions populaires, on ne trouverait pas là une forte adhésion à l’inhumation. C’est malaisé à vérifier pour les périodes anciennes mais la lecture des sermons des prêtres de paroisse donnerait peut-être une toute autre impression que celle de Saint Augustin ou de Saint Thomas.
Quoi qu’il en soit, l’Eglise baisse largement pavillon en 1963. L’inhumation reste le mode fortement recommandé mais la sépulture chrétienne est possible pour les incinérés si la crémation n’a pas été choisie « par négation du dogme chrétien ».
On peut cependant douter que cette décision soit la source de l’explosion du nombre de crémations en Europe : le phénomène est postérieur et coïncide avec un changement profond des mentalités qui n’a rien à voir avec cet assouplissement. La position de l’Eglise n’intéresse plus personne.
Patrice DARTEVELLE.
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(1) cf. Mélanie Geeskens, Le Soir du 31 octobre et du 1er novembre 2012
(2) cf. Le Monde du 30 octobre 2012
(3) Piotr Kuberski, Le christianisme et la crémation, préface de François Boespflug, Paris, les Editions du Cerf, 503 pp., Prix : ± 39 euros
(4) Pour rappel, en Belgique, il faut attendre la loi du 11 mai 1932, votée au Sénat par une majorité d’une voix et par 82 voix contre 72 et 8 abstentions à la Chambre
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