
En passant par l’athéisme, ou les détours de la vie spirituelle de James David Vance
Patrice Dartevelle
Les très grandes lignes de l’évolution religieuse du bientôt vice-président des États-Unis, James David Vance, dit J.D. Vance, sont connues : au départ évangélique, il s’est converti au catholicisme. En fait, c’est plus compliqué et plus intéressant.
Un article pour la presse m’avait donné le soupçon d’autre chose : on y parlait d’un homme « qui fut un temps tenté par l’athéisme »[1].
Le poids du personnage, qui était auparavant sénateur de l’Ohio, une circonscription électorale d’une population égale à celle de la Belgique et un poste doté de 50 à 70 conseillers[2], incite à approfondir cette question : la seconde élection de Trump ouvre la question de sa succession en 2028. Quatre ans en politique, c’est long mais que ce soit lors des prochaines élections présidentielles ou lors d’une des suivantes, J.D. Vance, qui n’a que quarante ans, devrait faire parler de lui, peut-être prendre le contrôle du parti républicain et accéder à la présidence.
Il est l’auteur en 2016 d’un vrai livre, Hillbilly Elegy (ce dernier mot remplacé par Elegie dans la version française de 2018), qui passe pour donner l’explication sociologique claire de la victoire de Donald Trump en 2016. « Hillbilly » est un terme péjoratif (peut-être utilisé au second degré) qui désigne les pauvres types, les péquenauds de la région des Appalaches, mineurs ou sidérurgistes qui ont perdu leur travail du fait de la mondialisation. Ce sont des électeurs-types de Trump, du moins en 2016.
J.D. Vance est un homme qui lit, qui écrit non seulement son livre mais qui a raconté en une trentaine de pages son histoire intellectuelle et religieuse.
La revue Le Grand Continent en a publié une version française dotée d’une introduction et de commentaires[3]. Le futur vice-président y expose de manière logique et chronologique son évolution religieuse.
L’évangélisme familial
Il est issu d’une famille pauvre, sa mère est héroïnomane et très jeune, il est confié à sa grand-mère qui l’élève de son mieux. Il lui voue une reconnaissance éternelle et la cite plusieurs fois dans son texte sous l’appellation assez naïve de « Mamaw ».
Sa famille est protestante évangélique mais aucun de ses membres ne fréquente un temple ou une église.
Après de bonnes études secondaires, il s’engage dans les Marines, part combattre en Irak et en revient peu convaincu de la pertinence de la guerre menée par George W. Bush. Il ne voit pas ce que cette politique a apporté aux chrétiens. C’est pour le moins une curieuse manière de voir la question, par un parfait petit bout de la lorgnette !
Vance ne manque pas d’ambition intellectuelle. Il suit les cours de l’Université de l’Ohio et s’inscrit ensuite en droit dans l’une des universités américaines les plus réputées, Yale.
Le moment athée
C’est à ce moment qu’il devient athée. Il lit Hitchens, Dawkins, Russell et A.J. Ayer (un philosophe proche du Cercle de Vienne).
Mais c’est l’écrivaine athée Ayn Rand (1905-1982), très proche des libertariens, qui l’impressionne le plus.
Deux choses lui resteront de cet épisode : le refus du créationnisme et l’importance de la raison.
Il conserve la préférence de sa famille pour le Parti républicain.
S’il abandonne à l’époque son conservatisme culturel, il admet – est–ce de l’humour ? – avoir fait une surcompensation en aggravant son conservatisme économique.
Lucidement, il voit bien qu’il est dans une double démarche, l’une purement intellectuelle, l’autre sociale. À Yale, professeurs et étudiants ne forment pas un milieu fort religieux et pour s’y insérer, l’athéisme est plus profitable que l’évangélisme.
À Yale, il assiste à quelques débats, fait des rencontres.
À la lecture d’un débat, entre les deux philosophes, il partage avec le logicien athée Antony Flew (1923-2010) l’idée que les énoncés théologiques sont dénués de sens puisqu’infalsifiables mais est ébranlé par son contradicteur Basil Mitchell (1917-2011), un professeur de philosophie de la religion à Oxford. Celui-ci lie le doute à la foi et pour quelqu’un pour qui la religion se résumait à l’évangélisme, les perspectives changent.
Mais son évolution sociale lui pose problème. Il sent qu’il s’assimile à la culture de l’élite, rencontre la logique de la méritocratie. Mais d’autre part, « une voix dans sa tête exigeait mieux » de lui. Cette voix n’était pas la même que celle qui le conduisait dans la lutte pour atteindre les hautes sphères de la société et il sentait qu’il fallait remettre en question « son divorce culturel avec ses origines ».
Vers le catholicisme
Deux sortes d’éléments vont l’amener progressivement à embrasser la religion catholique.
Les éléments intellectuels qu’il évoque peuvent à coup sûr surprendre.
Il est vraisemblable que le sens qu’il donne à certains textes, à certaines personnes traduise un inconscient.
Un commentaire de Saint Augustin sur la Genèse dans La Cité de Dieu modifie ses perspectives. L’évêque d’Hippone distingue bien toutes les réalités concrètes du monde. Elles relèvent d’une connaissance susceptible d’évoluer. Si un passage des Écritures fait problème à cet égard, il ne faut pas s’inquiéter : cela ne concerne pas un chrétien et il ne faut pas prendre le risque de défendre une erreur. La religion chrétienne est autre chose.
En 2011, Vance rencontre Peter Thiel, un investisseur proche de Donald Trump, fondateur de PayPal, un personnage-clé de la radicalisation du Parti républicain.
On n’en croit pas ses yeux mais Peter Thiel convainc Vance que la Silicon Valley consacre trop de temps aux logiciels et trop peu aux recherches en biologie, en énergie, en transports (il déplore le temps qu’il faut pour se rendre en Europe), toutes choses qui amélioreraient la vie (PayPal n’est-il pas un logiciel des paiements en ligne ?). Il cite même la lutte contre le déclin cognitif et la démence.
Peter Thiel est l’une des stars de la Silicon Valley mais il n’hésite pas à s’attaquer à ses vedettes. Dans un autre domaine, Trump dit que quand on est une star, on peut tout se permettre, formule que Peter Thiel applique apparemment.
Finalement, Vance comprend « qu’à Yale, il avait participé à une course désespérée dont le premier prix était un emploi qu’il détestait ».
En clair, il vise un rôle politique et devenir un brillant et riche avocat ne l’intéresse plus.
Il lit René Girard et sa théorie du bouc émissaire. Selon le philosophe français, les civilisations seraient souvent, presque toujours, fondées sur le « mythe du bouc émissaire » c’est-à-dire un acte de violence à l’encontre de quelqu’un qui a fait du tort à la communauté, dont le récit fonde l’histoire de cette connaissance comme, par exemple, Moïse, abandonné dans un panier sur le Nil pour le sauver d’un roi qui savait qu’il fallait s’en méfier.
Jésus serait un de ces boucs émissaires mais, problème évident, Girard, ne peut voir le tort qu’il a fait à la civilisation. Ce serait la civilisation qui lui causerait du tort. Le sort révélerait les insuffisances propres de la société.
C’est à peu près n’importe quoi. On arrange à sa guise une pierre d’achoppement essentielle qui contredit à sa théorie. Et Vance de conclure qu’il doit cesser de désigner des boucs émissaires et tout faire pour améliorer les choses. Bien évidemment, c’est la conclusion qui a dicté ce qui précède et la référence à Girard vient étoffer a posteriori un choix préalable. De là viendra Hillbilly Elegy, qui le ramène à l’état réel d’une partie de la société américaine. Sans feindre de modestie, il aspire « à une vision du monde qui comprenne nos mauvais comportements comme étant à la fois sociaux et individuels, structurels et moraux ».
Il veut manifestement réaliser une synthèse de la gauche – vis-à-vis de laquelle il n’exprime pas d’agressivité viscérale – et la droite, synthèse qui puisse par exemple s’en prendre aux « taux croissants de divorces et de toxicomanie » ! Le puritanisme chrétien et catholique pointe maintenant.
La suite est pire. Le fer de lance de cette lutte, c’est l’indignation morale. Cela fait pourtant deux millénaires que les curés dénoncent le péché, avec un succès des plus relatifs : en Europe, il n’y a plus grand monde à parler de péché.
Plus immoral, il s’en réfère à un passage de l’Ancien Testament, Nombres 14,18. C’est un de ces textes épouvantables dont l’Ancien Testament a le secret. Dans ce texte, il est dit que « l’Éternel punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième générations ».
Vance se repent d’avoir considéré dans sa période précédente qu’il y avait là la parole d’un Dieu vengeur et irrationnel, ce qui était pourtant parfaitement vrai.
Mais à ce stade, il a changé d’avis.
Désormais, les propos bibliques sont démontrés par la mission sociale, que les pères – comprenez les péchés des pères – transmettent à leurs enfants. C’est d’un cynisme délirant qui s’ajoute à un pseudo-raisonnement.
C’est Saint Augustin, selon Vance, dans un passage de La Cité de Dieu, qui donne la vérité. Les deux premiers livres de l’ouvrage sont publiés en 413, quelques années après le sac de Rome par les Wisigoths. Dans le passage, assez long, que cite J.D. Vance, Saint Augustin dénonce la débauche de la classe dirigeante de Rome.
Par-là, il désigne à l’opprobre les festins, les jeux, les prostituées, le vin, les voluptés. Le tout est attribué, dans la meilleure veine populiste, aux élites.
J.D. Vance ne veut pas voir que c’est une position traditionnelle des Pères de l’Église pour valoriser le christianisme. Un souci du « pur » s’exprime avec l’idée que les méfaits des hommes sont punis par Dieu, ce qui ramène Vance à l’évangélisme dans ce qu’il a de plus populaire, de plus intellectuellement borné. Il préfère y voir « la meilleure critique de notre époque ». Une société entièrement orientée vers la consommation et le plaisir. Ici, tout d’un coup, le mal n’est plus attribué aux élites mais à l’ensemble d’une société censée vivre dans la misère de la désertification post-industrielle. Vance commet là une série de généralités.
Pour boucler le tableau, J.D. Vance finit par pire encore, une version, certes minimaliste, des miracles, mais néanmoins il s’agit de miracles.
Ainsi à deux reprises, il se dit le témoin de deux phénomènes inexplicables, dans lesquels il sent le « toucher de Dieu ».
Lors d’une discussion dans un bar d’hôtel avec des intellectuels conservateurs, un verre de vin a semblé tomber d’un endroit stable derrière le bar et s’est écrasé devant les personnes présentes. Affaire bien mince et qui sent la régression au christianisme antique ou médiéval.
Le second est encore plus entortillé.
Il s’agit d’une pure coïncidence. Dans le train de New-York à Washington, J.D. Vance écoute un psaume interprété par une chorale orthodoxe. Arrivé à destination, il entre dans une communauté de dominicains et entend les moines chanter le même psaume.
Encore une fois, le toucher de Dieu se manifesterait. Comment ne pas voir que quand on a besoin de miracle, on finit toujours par en trouver ?
C’est alors qu’il obtient le baptême catholique le 11 août 2019.
Il en est transformé et « se préoccupe davantage de son image de mari et de père que de celle de celui qui subvient aux besoins de sa famille. « Cela m’a obligé de sacrifier le prestige professionnel aux intérêts de ma famille ». Naïveté sincère ? Humilité hypocrite ? Régression intellectuelle ?
En tout cas, c’est peu en accord avec une élection et une vie comme sénateur en 2022 et vice-président en 2024-25.
Si l’augustinisme a obligé J.D. Vance à conserver une position mixte qui ne peut exclure la part de la raison, sa phase athée a finalement plié devant un inconscient resté religieux.
En politique, Vance paraît vouloir une forme d’État confessionnel fondé sur des valeurs chrétiennes, mais qui, de fait, ne sont pas forcément celles du Vatican.
Par un côté, son histoire est une histoire typiquement américaine. Que les Américains soient indubitablement religieux n’empêche pas, au contraire semble-t-il, qu’ils soient très souvent à la recherche de la meilleure religion, le plus souvent du meilleur christianisme. Et ils changent assez souvent de religion. C’est inconnu en Europe et Vance le sait.
Au total, c’est un personnage différent de la généralité de bonne politique. Il a beaucoup lu, pas toujours des travaux faciles. Il ne faut pas croire que les hommes politiques sont tous incultes mais, une au pouvoir, il leur reste peu de temps pour pouvoir lire de la philosophie ou de la littérature. François Mitterrand était sans doute l’exception la plus connue à la règle.
Il est difficile de savoir si ce langage desservira Vance dans la suite de sa carrière. Mais religieux et cultivé, il restera toujours pour ceux qui sont soucieux de la séparation de l’Église et de l’État un homme dangereux. Le recul entre sa position qui lie la religion et la politique est tout l’inverse du discours que John Kennedy, premier président catholique des USA tenait le 12 septembre 1960 lors de sa campagne électorale, lors d’un libre discours devant une assemblée de pasteurs de Houston.
Il déclarait ce jour-là :
Je crois en une Amérique qui n’est officiellement ni catholique, ni protestante, ni juive ; où aucun responsable public ne sollicite ou n’accepte des instructions sur les politiques, du Pape, du Conseil national des Églises ou de toute autre source ecclésiastique ; où aucun organisme religieux ne cherche à imposer sa volonté directement ou indirectement à la population en général ou aux actes publics de ses représentants [4].
Vous avez dit retour de la religion ?
[1] Gille Paris, « J.D. Vance, un converti au trumpisme, accède à la vice-présidence », in Le Monde du 7 novembre 2024.
[2] Voir Nicolas Rousselier, « L’échec du parlementarisme n’est pas inéluctable », in Le Monde du 1er décembre 2024.
[3] Cette version est publiée sur le site legrandcontinent.eu le 24 octobre 2024. L’introduction et les commentaires sont de Jean Benoît Poulle et Marin Saillofest. Le texte original anglais a été publié le 1er avril 2020 dans le magazine catholique américain The Lamp. Le Grand Continent est une revue française fondée en 2019 et consacrée à la géopolitique ainsi qu’au débat intellectuel. Elle est éditée par le groupe d’études géopolitiques fondé à l’Ecole normale supérieure en 2017.
[4] Traduction par Éric Madelon, publiée le 18 juillet 2023 sur ericmadelon.com/2023/07/18/jfk-12-septembre-1960-discours-sur-la-religion/
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