Et si on admettait qu’il y a bien des définitions de la laïcité ?
Patrice Dartevelle
On n’a jamais tant écrit sur la laïcité que depuis quatre ou cinq décennies, en France plus encore qu’en Belgique.
Le silence qui a régné jusqu’aux environs de 1970 peut-il s’expliquer ?
Nul doute que la majorité des Français considérait que la loi de 1905 était un monument dont la perfection commandait la pérennité. Il suffisait d’avoir une lecture infidèle du texte pour croire qu’Église et État étaient parfaitement séparés par la loi et de fermer les yeux sur la charge publique des églises, cathédrales et autres bâtiments religieux construits avant 1905 – c’est-à-dire presque toutes –, sauf pour l’islam.
On pourrait aussi dire que le quasi-silence des laïques a pu jouer. Il a pu certainement reposer en France sur le sentiment d’une victoire parfaite et définitive. L’affaiblissement marqué des associations laïques françaises est en tout cas patent.
Le cas est moins flagrant en Belgique où le système de reconnaissance et de financement des Églises reconnues a donné davantage de grain à moudre aux militants laïques. L’action du Centre d’Action Laïque et de son personnel (actuellement le CAL et ses Régionales emploient environ 250 employés, auxquels il faudrait ajouter un nombre quasi égal du côté néerlandophone) a sûrement compensé le déclin des multiples associations laïques, qui ne comptent plus autant de membres qu’autrefois, comme de règle dans tout le monde associatif.
Le livre de Vincent Genin
Le livre récent de Vincent Genin, Histoire intellectuelle de la laïcité, me semble donc une excellente initiative de synthèse des publications et débats du dernier siècle et surtout du dernier demi-siècle en France[1]. « Histoire intellectuelle » veut dire que le livre, qui est celui d’un historien, ne parle que de ceux qui écrivent, presque uniquement des universitaires spécialisés, historiens ou sociologues.
L’ouvrage se veut donc scientifique. Il l’est dans les cent premières pages, les plus historiques, mais pour la suite, Vincent Genin ne cache absolument pas ses opinions (je fais sensiblemnt de même dans ce texte), très hostile aux incantations associant République et laïcité[2].
Ce qui a changé
Pour les dernières décennies, Vincent Genin s’interroge sur les éléments qui ont modifié la question laïque.
Deux éléments dominent la scène.
Le premier, souvent négligé au profit du second -l’islam- est le contexte européen. A partir du moment où on inscrit dans des traités globaux, comme celui de Maastricht, des problématiques religieuses, l’isolement de la France est total.
Le traité de Maastricht reste minimal sur ce point mais il rend obligatoires des contacts entre les États et les religions, inexistants jusque-là en France. Mais d’autres textes sont plus embêtants. La laïcité française ne reconnaissant pas les facultés universitaires catholiques, le baccalauréat par exemple était resté entre les mains des seuls enseignants du secteur public. Mais dès que le système européen se met en place, il faut accepter les étudiants des universités religieuses des autres pays et même du Vatican et permettre d’y envoyer des étudiants français.
Dès lors, la France doit constater la spécificité française en cette matière. Cela n’empêche pas les tenants de la laïcité traditionnelle de maudire le système et l’Europe mais se séparer de celle-ci n’est pas possible.
L’Europe, c’est aussi la Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg et la Cour de Justice de Luxembourg. Leurs arrêts ou avis sont contraignants.
Il n’est plus possible de débattre du voile musulman, comme si le terrain juridique était vierge. Arrêts et avis de la Cour européenne de Luxembourg en matière de liberté religieuse sont innombrables et les cours et tribunaux nationaux s’y conforment.
S’ils ne le voulaient pas, il faudrait modifier la Constitution, la belge comme la française, et dénoncer des conventions européennes (y compris peut-être le recours à la Cour européenne des droits de l’Homme mais on ne peut laisser de côté la Cour de Luxembourg sans quitter l’Union européenne…)[3].
Le second élément est l’installation progressive, mais au total massive- de communautés musulmanes.
Sur ce point, se retrancher derrière la loi de 1905 ne sert qu’à légitimer une injustice. Les musulmans de France réclament des mosquées ou des lieux de prière aux frais des pouvoirs publics.
La loi de 1905 ne le permet pas mais en 1905, il n’y a pour ainsi dire aucun musulman en France métropolitaine. Faire comme si on ne voyait pas l’inadéquation de la loi, due au temps qui passe, c’est se voiler la face.
Lorsque Jean-Louis Bianco, depuis peu président de l’Observatoire de la Laïcité, est venu au Centre d’Action Laïque en février 2014, je lui ai fait part de ce que, à mon sens, si on voulait maintenir la loi de 1905, il fallait au minimum y introduire une disposition transitoire (d’au moins quelques décennies) prévoyant que les collectivités publiques devaient se charger des bâtiments à destiner au culte musulman. A défaut, il faudrait renoncer à l’entretien public de la quasi-totalité des églises, hypothèse impensable pour de multiples raisons, pas toutes religieuses.
Jean-Louis Bianco a d’abord paru très embarrassé mais à la fin de la réunion, il s’était remis dans la ligne ferme du maintien de la loi de 1905 sans changement.
On n’est donc plus dans la situation « calme » qui avait régné quasi septante ans.
Les spécialistes universitaires français les plus éminents en la matière ont dès lors multiplié livres et articles. Parmi les plus cités par Vincent Genin, on trouve Emile Poulat, Jean-Marie Mayeur, Philippe Portier, Jean-Paul Willaime et surtout Jean Baubérot (13 citations dans la bibliographie, 53 dans l’index, dont plusieurs portent sur plusieurs pages).
L’œuvre de Jean Baubérot
Dans son livre L’intégrisme républicain contre la laïcité paru en 2006, il définit la laïcité comme « mode d’organisation juridique et politique, régulant les rapports entre l’État et les religions, en visant la liberté de conscience et l’égalité entre les citoyens ».
J’y souscris volontiers quitte à ajouter la liberté d’expression à la liberté de conscience. Mais c’est tout le contraire de ce que veulent ceux qu’il appelle les intégristes républicains (dont Caroline Fourest et l’ancien ministre Jean-Michel Blanquer).
La grande question est celle de l’universalité du modèle français de laïcité. Pour lui, dès les débats lors du vote de la loi de 1905, des différences importantes existent entre les différents tenants de la laïcité, même si ceux-ci coexistent. Pour Baubérot, la loi de 1905 est une loi modérée dont les intégristes républicains ne peuvent se prétendre les seuls héritiers authentiques.
Jean Baubérot veut dès lors remettre en question la prétention universaliste française.
Avec les années et ses nombreuses publications, il devient incontournable dans l’histoire et la sociologie des religions en France. Il devient titulaire d’une chaire à l’École pratique des Hautes Études et finit par diriger sa section consacrée aux religions. Certains universitaires parlent d’une « école Baubérot ».
D’opinion socialiste, il participe aux Cabinets Jospin et a été la « plume » de Mitterrand sur la laïcité. Il se méfie de la tradition, des racines. Comme Jospin, il pense que les héritages religieux remettent en cause l’universalité des droits. Il veut évidemment dire que ceux des musulmans sont bafoués.
Ne pas sacraliser, ne pas essentialiser
À aucun prix, Jean Baubérot ne veut que la laïcité soit essentialisée et il s’oppose à tout qui veut une laïcité sans épithète. Elle ne peut être que multiple. Il va montrer un grand intérêt pour le système belge de laïcité « de reconnaissance ».
Deux colloques franco-belges sont organisés en 1992 et 1994 avec de nombreux spécialistes belges, spécialement Hervé Hasquin, avec des interventions sur le questionnement qu’impose l’islam[4]. Jean Baubérot finira par se rallier au système québécois.
Il participe aux travaux de la Ligue de l’Enseignement et mène un de ses groupes de travail qui conduira la Ligue à parler de « laïcité ouverte ».
Sur la question du voile, il invite chacun à se résoudre à ce qu’il soit autorisé dans les écoles.
L’école est un autre sujet de contestation pour lui. Il est membre de la Commission Stasi où il est le seul sociologue des religions et le seul membre à ne pas recommander l’interdiction du voile à l’école.
Son opposition remonte à une considération profonde sur le rôle de l’école. Il refuse de donner à l’école le rôle de porte-drapeau de la sacralisation de la laïcité.
Je suis hostile à toute sacralisation et ne puis que lui donner raison sur ce point. Dans une interview donnée après la publication du livre de Vincent Genin, Jean Baubérot dit sa crainte qu’« une pureté néo-républicaine », ne parvenant pas ou plus à proposer un avenir meilleur aux futurs citoyens, donne du grain à moudre aux extrémistes religieux qui s’en servent pour nourrir leur discours victimaire et susciter la haine de la République[5].
Pas de religion civile
Un autre problème est celui de l’apparition ou de la construction d’une religion civile, c’est-à-dire d’une religiosité destinée à rassembler un maximum de citoyens, dans une communauté imaginaire et non plus une religion. Vincent Genin voit bien le péril qu’en France, la laïcité finisse par jouer ce rôle qui ne peut se concevoir sans essentialisation et sanctification de la laïcité. Le risque me semble réel en France. On peut se demander s’il existe en Belgique. Une situation comparable à celle de la France, avec l’exaltation quasi générale d’une République laïque dont les termes ne sont pas séparables, y est impensable. Le ralliement (par pragmatisme certes) des catholiques à la République et à la loi de 1905 (avec quelques souhaits de modifications sans doute) n’a pas de sens dans un pays structurellement « pilarisé » comme la Belgique.
Mais chez nous aussi, les temps changent et les meilleurs piliers s’effritent.
Le passage, dans l’enseignement public, soit pour la moitié des élèves de l’enseignement obligatoire francophone, a un cours unique de citoyenneté ne couve-t-il pas une tentation d’homogénéisation idéologique de la population, certes sur un mode incontestablement plus léger et non punitif, au nom du « vivre ensemble » ?
Vincent Genin cite un sociologue important qui est également inquiet sur ce point, Olivier Roy, très connu pour sa théorie sur l’islamisation de la radicalité comme mode de compréhension de l’intégrisme musulman, contrairement à Gilles Kepel qui voit dans cette radicalisation un phénomène fondamentalement religieux. Olivier Roy est critique face à l’apparition, à partir du début des années 2000, plus récente en France qu’en Belgique, d’une laïcité-valeur pour renforcer la cohésion sociale. Il y voit un risque d’intolérance. Il vise par exemple la rhétorique de Caroline Fourest qui, en 2004, déclare dans L’Express : « Il faudra bien que l’on fasse le bilan de complicité de tous ceux qui ont favorisé l’emprise de prédicateurs comme lui (Tariq Ramadan) ». Caroline Fourest n’est pas en peine d’une bêtise de plus mais ses propos sont inquiétants et son audience réelle.
En termes de conséquence, on voit Marlène Schiappa, une ministre déléguée, chargée de la Citoyenneté, préparer en 2022 une loi prévoyant pour les associations subventionnées la passation d’un contrat avec l’État, portant notamment sur une vision particulière de la laïcité.
L’invocation des « valeurs » m’inquiète parfois aussi un peu tant elle peut aboutir à un nouveau catéchisme, tant il peut être difficile d’afficher qu’on ne les partage pas toutes, ce qui ne peut que présenter une source d’hypocrisie.
Je songe à l’unanimité factice autour de Charlie Hebdo après l’attentat meurtrier de 2015. Il y avait unanimité sur le fait que régler les choses avec des armes et des morts n’était pas admissible… mais une quasi-unanimité pour dire que Charlie Hebdo n’aurait jamais dû publier ce qu’il a publié et sans doute pour dire que la loi aurait dû l’empêcher.
Entre ceux qui soutiennent que l’islam ne pourra jamais être compatible avec la laïcité, ceux qui en appellent à un islam des Lumières – plutôt introuvables hors de quelques invocations – et les campagnes de SOS-Racisme du MRAX en Belgique, le désaccord est grand, même en se limitant à la gauche politique.
Le cœur de Vincent Genin, lui, ne balance pas : il veut une laïcité ouverte, plus accueillante aux religions.
Henri Pena-Ruiz
Vincent Genin se moque, gentiment dans la forme, d’Henri Pena-Ruiz, orateur très prisé des associations laïques françaises et belges.
Souvent caricatural, Henri Pena-Ruiz affirme qu’il n’y a pas de laïcité à la française mais une laïcité dont les Français ont pour seul mérite d’avoir été les premiers à la découvrir.
Jean Baubérot après bien d’autres ne manque pas de relever comme la séparation Églises/État est très partielle dans la loi de 1905.
Malgré l’illusion du contraire, c’est grâce à elle qu’entretien et réparation des églises sont à charge de l’État, comme je l’ai dit en commençant, ainsi que les aumôneries à l’armée. Par la suite et depuis plus d’un siècle, la France s’est gardée d’abroger la situation concordataire de l’Alsace et de la Moselle.
Henri Pena-Ruiz met en évidence l’universalité de la laïcité française mais cela fait bientôt cent-vingt ans que la France est seule.
Vincent Genin reprend la critique du sociologue belge Marc Jacquemain pour qui Henri Pena-Ruiz fait bon marché de toutes les questions contemporaines de la philosophie politique autour du pluralisme et ignore complètement les auteurs spécialisés qui ont écrit depuis soixante ans. La vision d’Henri Pena-Ruiz ignore en outre toutes les données juridiques, surtout les internationales.
La spécialiste française de l’histoire de l’anticléricalisme, l’historienne Jacqueline Lalouette, souligne que l’Histoire de la laïcité d’Henri Pena-Ruiz témoigne d’une « étonnante méconnaissance de la période étudiée » et se lamente de la subjectivité des écrits des années 2000 sur la laïcité.
Quand François Héran erre
Je comprends bien Vincent Genin et son intérêt pour la vision de Jean Baubérot. Je la partage pour beaucoup. Mais cette exigence d’intégration de l’islam par reconnaissance et subsidiation complètes passe chez lui par une authentique naïveté.
Comment ne pas s’étonner de voir Vincent Genin approuver le sociologue François Héran, professeur au Collège de France qui, dans sa Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression qu’il publie en 2021 après l’assassinat de Samuel Paty, dit nettement que l’on ne peut vilipender une croyance sans heurter les croyants, ce dont il ne veut pas. Il conteste Guy Haarscher pour lequel, très justement, la religion est une opinion parmi d’autres.
Inconscience ou malignité, Vincent Genin dit que François Héran « bat ainsi en brèche tout un argumentaire rationaliste selon lequel l’homme est séparable de sa croyance ». Cette séparation est en effet un point essentiel sans lequel la liberté d’expression est anéantie.
L’amusant est qu’en 2023 François Héran est devenu président de l’union rationaliste. Si même un rationaliste dit que les religions sont inhérentes à l’homme…
Parmi la trentaine de livres qu’il a écrits, Jean Baubérot publie en 2015 Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas.
Je pense que sept, c’est encore trop peu. « Laïcité » est un concept et, comme tout concept, il doit accepter de nombreuses définitions. Ce n’est pas grave, à condition de le savoir.
[1] Vincent Genin, Histoire intellectuelle de la laïcité. De 1905 à nos jours, Paris, PUF, 2024, 345 pp. Le livre contient un index des noms cités d’où on peut voir la place incontournable de Jean Baubérot.
[2] Dans sa recension du livre dans Le Monde du 8 mars 2024, Roger-Pol Droit constate que « Des choix personnels orientent plus d’une fois les analyses de l’historien, que l’on aurait voulu plus distant »
[3] Je ne suis pas spécialement en dévotion vis-à-vis de ces nombreuses conventions. Vincent Genin explique dans son livre que lors de la confection de la Convention internationale des droits de l’homme juste après la Seconde guerre mondiale, il s’en est fallu de peu qu’elle ne contienne une référence explicite à Dieu. Seuls quatre pays s’y sont opposés : l’URSS, la France, l’Equateur et la Belgique.
[4] P. 205, Vincent Genin s’embrouille un peu : Albert Bastenier et Felice Dassetto enseignent à l’UCL et non à l’ULB.
[5] Interview par Gaétan Supertino, Le Monde du 19 mars 2024.
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