Être intact de Dieu
Il y a quelques mois, j’avais proposé un article à la revue L’Athée, qui l’a publié dans sa « newsletter » (en français : sa « lettre de nouvelles »), c’était un papier intitulé : « Enquête sur un athée : Carlo Levi (Peintre et écrivain antifasciste) ». Je me proposais d’opérer une nouvelle fois de pareille manière et de mettre à la question Raoul Vaneigem, que je soupçonnais fort d’avoir des choses à dire sur le sujet.
Raoul Vaneigem ? Certains connaissent assez bien son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), dont on n’a pas encore pris la mesure et qu’on avait repoussé dans les brumes où l’on croit encore pouvoir noyer les semences qui s’étaient lancées dans les airs en 1968.
Cependant, le Traité est, à mon sens, une des clés de l’interprétation de notre monde et d’une compréhension des choses qui aide à vivre. Pourtant, on ne le lit pas plus qu’il y a dix ou quarante ans et comme hier ou avant-hier, si ce n’est pas une faute, c’est une erreur.
Donc, une enquête, c’est dans l’air du temps. Ainsi, une enquête sur Carlo Levi se justifiait : Carlo était mort (en 1975) et ne pouvait plus écrire lui-même. Elle renvoyait aussi à d’autres interrogatoires pratiqués sur le dénommé Levi (et d’autres) par l’OVRA (Organizzazione di Vigilanza e Repressione dell’Antifascismo) dans les années suspectes.
Mais Raoul Vaneigem ? Je savais qu’il avait écrit mille propos à propos des Dieux et des religions. Il avait (notamment) établi et préfacé une édition de L’Art de ne croire en rien (2002) et un essai intitulé : De l’inhumanité de la religion (2000). J’avais de quoi faire. Je m’étais donc préparé à écrire la scénette où le témoin Vaneigem Raoul, né à Lessines, aurait répondu de Raoul Vaneigem, face aux Dieux et à leurs absences.
Cependant, me dis-je, Raoul est bien vivant ; par Dieu, il goûte encore aux bonheurs de la vie. Il serait bon de connaître son avis ; c’est la moindre des choses.
Je lui ai donc demandé son avis. Préférait-il une sorte d’interrogatoire ou dirait-il lui-même ? J’étais sûr de sa réponse.
Il a donc eu la gentillesse de me décharger de la tâche pénible de l’interrogatoire, qui aurait donné quelque chose comme : « Vaneigem, êtes-vous athée ? etc. »
Il a heureusement convenu de développer lui-même cet « Intact de Dieu ». La gageure lui plaisait. Quelques semaines, entrecoupées de mille autres choses, et son texte arrivait sur mon écran.
En plus, cadeau somptueux, Raoul Vaneigem joignait à son texte, une chanson et une photo.
Mais une chanson nécessite un texte qu’il faut pouvoir lire ; il serait donc aussi bien d’aller voir « La vie s’écoule, la vie s’enfuit » dans les Chansons contre la Guerre, où on trouve la chanson et des versions en italien, grec, espagnol, portugais, allemand, anglais.
Toute définition m’insupporte. Pour la simple raison qu’elle réduit la complexité du vivant à un cadre et lui assigne l’étiquette d’un objet à ranger. C’est de cette réticence que participe ma répugnance à me proclamer athée.
Être athée, c’est prendre position contre un Dieu qui n’existe pas. C’est par conséquent lui prêter une consistance dont il est dépourvu. Certes, cette inexistence est niée par des millions d’hommes et de femmes : ils s’agenouillent devant une entité fantasmatique que William Blake nomme « Grand papa personne. » Sur quoi repose l’imposture qui accrédite la présence, dans un coin invisible de l’univers, d’un Horloger transcendantal réglant le cours des vies et des planètes ? Sur le joug de la servitude qui pèse sur les nuques et les consciences, les contraignant de s’incliner. La Boétie l’avait déjà compris au XVIe siècle. Cessez, recommandait-il, de vous prosterner devant un pouvoir, de vous abaisser devant une autorité, de vénérer les vérités d’une époque, que l’époque suivante va s’empresser de rejeter ! Dès lors, c’en sera fini des maîtres et des Dieux qui les cautionnent. Tels des remugles chassés par le vent de la liberté, ils disparaîtront. Quel piètre alibi, quelle curieuse façon « d’être ailleurs » que de s’enorgueillir de nier Dieu tout en continuant de s’aplatir devant toutes les tyrannies individuelles, familiales, sociales, dont il est le symbole !
Agnostique ? Je ne suis pas davantage. Je ne patauge pas dans le scepticisme qui oscille entre le « peut-être oui » et le « peut-être non. » La mollesse de l’option aboutit à l’escroquerie du pari de Pascal, dont le tripot est géré par des croyants en mal de foi.
Suffit-il d’être laïc ? Hitler, Staline, Mao, Polpot, Ben Ali l’étaient aussi (*). La belle différence entre les contempteurs de Dieu – qu’ils se divinisent eux-mêmes ou non – et les culs bénits, les serpents de bénitiers, les prêcheurs d’évangiles avec leur zèle d’inquisiteurs ! Pouvoir laïc et pouvoir religieux rejouent la farce du sabre et du goupillon, le guignol où temporel et spirituel se malmènent pour s’arroger le droit de maltraiter le peuple.
La seule formule qui me convienne est celle de Prévert : « J’ai toujours été intact de Dieu. »
Dieu est un produit de la séparation que le système d’exploitation de l’homme par l’homme a introduite dans l’individu et dans la société. Non seulement, au nom de la frénésie laborieuse, l’obligation de travailler refoule la propension à jouir, mais elle établit dans le corps social et dans le corps de chacun une distinction hiérarchique entre la fonction intellectuelle, exercée par la tête – par le chef – et la fonction manuelle, tenue à l’obéissance en tant que matière vile.
Dans la même foulée, je m’autorise à compisser l’esprit. Le spirituel exerce une tyrannie intérieure qui s’emploie à dompter, à contrôler, à réprimer le corps pour le mettre au travail. Son pouvoir découle d’un système économique qui impose les lois et les réflexes de la prédation à des êtres déshumanisés, jetés dès leur naissance dans une jungle sociale où ils n’ont d’autre choix que de lutter pour survivre comme des bêtes.
L’esprit résulte d’une structure du corps calquée sur l’organisation hiérarchique qu’instaurent les Cités-États. Celles-ci, inconnues dans les civilisations pré-agraires, apparaissent avec le développement intensif de l’agriculture au néolithique tardif. Cette dictature de l’angélisme sur la bestialité empêche l’homme de suivre son évolution naturelle et de devenir un être humain. Les Dieux sont nés de mutilation subie par l’homme mis au travail et dépouillé de sa véritable spécificité : la création d’un mode de vie en osmose avec un milieu naturel qui lui devienne favorable. L’esprit et les Dieux, qui en sont l’émanation, ont fait des hommes des handicapés auxquels la religion n’a aucune peine à vendre ses béquilles.
Ces handicapés, fabriqués par le joug oppresseur de l’économie prédatrice, n’espérez pas les aider à marcher en leur ôtant brutalement ce qui sert de soutien à leur démarche claudicante. La plupart ont besoin de prothèses et de rênes. C’est pourquoi, il n’est pas de troupeau social qui n’acclame son boucher.
« Écrasons l’infâme ! » proposait Voltaire. Expliquez-moi comment écraser une religion dont les sectateurs lèchent le talon de fer qui leur brise le cou ? La religion se nourrit de la souffrance, le sacrifice constitue son fonds de commerce, le martyre la fortifie. Songez aussi que les bourreaux qui se repaissent de la charogne des curés sont suspicieux et lorgnent aussi vers vous. Le pouvoir qui musèle un pouvoir concurrent ne tarde guère à museler ceux qui s’adonnent aux libertés du vivant. Avis à qui prône la guérilla et la lutte armée contre les mafias financières et contre l’État répressif, qui est à leur botte !
Je n’ai nul besoin de guide pour me déterminer. Le sens que je donne à la vie, c’est la vie elle-même. Ce que je regarde ici comme une banalité fondamentale n’est pas encore familier, loin s’en faut, à qui demeure étranger aux richesses qu’il a en lui. Cela changera. Depuis des millénaires, nous courbons la tête et le reste sous le joug de maîtres qui s’autorisent d’une Entité fantasmatique et extra-terrestre pour amasser argent et pouvoir. Et pour aboutir à quoi ? À crever misérablement dans les latrines du profit en se vidant de leur substance vivante, en se privant du plaisir incomparable d’être humain. Il faudra bien que, dans les brasiers de l’absurde destruction qui ravage la terre, s’impriment en lettres de feu les mots de Loustalot : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! »
* NDLR : On ne saurait mieux illustrer l’extrême variété d’emploi des mots « laïc », « laïque », « laïcité ». N’est-il pas attesté par des milliers de cas dans la presse occidentale de parler de « laïque » à propos de Saddam Hussein, Hafez el-Assad… ou Ben Ali ?
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