Il était une bergère… La Tunisie entre tolérances et intolérances religieuses
La révolution de 2011 avait attisé l’espoir dans le monde arabe : l’espoir d’une vie meilleure et surtout l’espoir d’un déploiement des libertés individuelles. En Tunisie, l’optimisme premier a été de courte durée. En effet, les élections qui ont suivi ont vu la victoire massive des religieux et, plus exactement, d’un intégrisme religieux. Les valeurs démocratiques de liberté ont été présentées au peuple comme une tentative d’occidentalisation et un retour déguisé du colonialisme. Les actes de Bourguiba, qui n’hésitait pas à ôter le voile des femmes et à qui il était arrivé de boire en public à la télévision durant le ramadan, ont étayé, à son corps défendant, cette interprétation. Ses actions non démocratiques ont été mises en exergue et le fait que les budgets les plus importants de son gouvernement soient dévolus à l’enseignement et à la sécurité sociale a été soigneusement occulté.
Il ne s’agit évidemment pas de faire l’éloge d’un homme, mais de rappeler combien la Tunisie a pu jouir de libertés importantes et comment elle a pu être à la pointe des libertés et des droits des femmes non seulement au sein du monde arabe, mais même de nos pays. Le droit de vote des femmes a été acquis en Tunisie en 1956, alors qu’il n’a été autorisé qu’en 1944 en France et 1948 en Belgique (pour qu’il ne soit pas limité aux communales). Quant à la dépénalisation de l’avortement, elle survient en 1973 en Tunisie, alors qu’il faudra attendre respectivement 1975 en France et 1990 en Belgique.
Ces questions ne sont éloignées de la tolérance religieuse, y compris à l’égard des athées et des agnostiques, qu’en apparence. En effet, même s’il existe des croyants très tolérants, ceux qui remettent en question l’égalité entre les hommes et les femmes et le droit à l’avortement le font quasiment toujours – explicitement ou implicitement – au nom de la religion.
Bien sûr, l’athéisme n’est pas clairement admis, mais la tolérance a toutefois été inscrite dans le premier chapitre de la constitution tunisienne de 2014. L’article 6 précise :
L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes ; il est le garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane.
L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte, comme il s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie et l’incitation à la haine et à la violence. Il s’engage également à s’y opposer.
Comme on peut le constater, la constitution garantit la liberté de croyance et de conscience, mais elle définit aussi d’abord l’État comme le gardien de la religion.
Si les lois sont essentielles dans la détermination des libertés, les libertés ne sont réelles que lorsque la pression sociale permet de les exercer sans risque et sans condamnation morale. Et, à ce niveau, la situation en Tunisie est encore à améliorer.
Prenons le cas de la réalisatrice franco-tunisienne Nadia El-Fani. En 2011, soit en pleine révolution tunisienne (les premiers événements datent de l’année précédente), elle réalise un documentaire sur la place de la religion en Tunisie, sur les rapports de la population tunisienne avec l’islam et sur les aspirations d’une partie de ses compatriotes à une constitution laïque. Le film, initialement intitulé Ni Allah ni maître, sera renommé « Laïcité inch’Allah » suite à la polémique qu’il suscite. Le 26 juin 2011, une centaine de salafistes du mouvement, aujourd’hui interdit, Hizb Ettahrir saccagent la salle de cinéma où le film doit être présenté. Ils attaquent violemment le directeur de l’événement et menacent le public.[1] Il faut dire aussi que, deux mois plus tôt, Nadia El-Fani n’a pas hésité à revendiquer son athéisme sur une chaîne de télévision de grande écoute. Le harcèlement dont elle a été victime a été tel qu’elle est rapidement retournée en France.
Comme on le voit avec cet exemple, il ne suffit malheureusement pas que la loi autorise la liberté de culte, voire l’athéisme. Il faut aussi que les actes de violence à l’encontre de cette liberté soient condamnés et que les mentalités évoluent, ce qui ne se fait pas sans un travail sur celles-ci.
Les athées sont en fait nombreux en Tunisie. Beaucoup de Tunisiens boivent de l’alcool et ceux qui ne font pas le ramadan ne sont pas aussi rares qu’on pourrait l’imaginer[2],même si la situation est évidemment très différente à Tunis ou dans les grandes villes et dans les régions rurales retirées. Cependant, les non-pratiquants sont tolérés pour autant qu’ils enfreignent les coutumes en toute discrétion. Ainsi, pendant le ramadan, les quelques restaurants non touristiques ouverts en journée ferment les tentures ou tapissent leurs fenêtres de journaux, de manière à pas apparaître au vu et au su de tous. Une telle situation offre la possibilité à l’imam extrémiste, Adel Al Elmi, d’entrer dans ces lieux en filmant ceux qui s’y trouvent et de mettre ses films en ligne, afin de jeter l’opprobre sur eux. Pourtant, aucune loi n’interdit de manger ou de boire durant le ramadan et la nouvelle constitution garantit la liberté de croyance et de conscience.
Une telle ambiguïté, qui tente de ménager la chèvre et le chou, est toujours très dangereuse pour les libertés. Il suffit en effet que ceux qui exercent leurs libertés se retrouvent face à des religieux intégristes ou à des moralistes intolérants pour devenir une cible. C’est ce qui est arrivé en juin dernier à quatre jeunes de Bizerte, une ville du Nord de la Tunisie. Lors du dernier ramadan, ceux-ci ont mangé et fumé dans un jardin public. La police les a arrêtés. Le tribunal les a condamnés à un mois de prison pour outrage public à la pudeur ! Heureusement, des associations de défense des libertés leur ont trouvé des avocats et, en appel, ils ont échappé à la sentence.
Finalement, leur arrestation a provoqué une vague d’indignation sur les réseaux sociaux. Cela a abouti au mouvement « Mouch Bessif », que l’on peut traduire par « pas de force » ou « pas contre notre volonté ». Une manifestation a eu lieu à Tunis. Le nombre des manifestants n’était pas énorme, par contre, le relais médiatique a été massif, partout dans le monde. On peut d’ailleurs soupçonner que l’acquittement, en appel, des « non-jeûneurs » est dû au soutien massif de la population.
Cette manifestation était en grande partie organisée par le groupe des irréligieux tunisiens (actifs sur Facebook depuis 2009), lesquels ont depuis lors pris le nom, plus neutre, d’association des libres-penseurs. Cette association tunisienne a obtenu le 25 octobre dernier le visa pour tous les pays arabes. Elle revendique le droit à l’athéisme effectif et réclame que les cafés, les restaurants et les cantines puissent servir ouvertement à boire et à manger, et pas seulement dans les lieux touristiques. Elle entend défendre les droits des athées[3] et des non-pratiquants, tout en travaillant sur les mentalités. Hanène, jeune femme, web master, membre fondatrice de l’association, m’a expliqué que les membres sont d’âge et de condition sociale très différents et qu’ils ne sont pas tous des intellectuels. D’ailleurs, suite à cette reconnaissance officielle, de nombreuses personnalités tunisiennes leur ont témoigné leur soutien et leur ont proposé de les aider… mais en leur demandant expressément de ne pas les nommer. Voici encore une fois une preuve, s’il en était besoin, qu’il n’est pas bon de se déclarer ouvertement athée aujourd’hui en Tunisie. En outre, les menaces sont fréquentes à l’égard des irréligieux. Mais les choses bougent aussi, car l’association est désormais officielle. Les fondateurs eux-mêmes ont été étonnés d’obtenir leur visa. Il faut dire que c’était la huitième fois en trois ans qu’ils introduisaient leur demande. Aujourd’hui, ils attendent que les statuts soient publiés au Journal Officiel, ce qui implique une déclaration du chef de l’État. Ils vont œuvrer pour changer les lois et les mentalités et envisagent de développer un blog et d’organiser des conférences.
Il serait tentant de conclure sur une note d’optimisme, faire accroire que, après des avancées et des reculs[4], la Tunisie est sur de bonnes voies et que la liberté de croyance et d’expression en matière religieuse, par la parole ou par les actes, est en train de s’affirmer. Ce serait cependant faire preuve d’une vision simpliste de l’histoire qui irait lentement mais sûrement dans le sens du progrès. Un tel optimisme consisterait à se réjouir de toutes les avancées, en oubliant qu’elles sont fragiles et qu’il suffit de peu pour que l’obscurantisme revienne en force.
L’autre tentation est de se croire à l’abri chez nous, en Belgique, au moins en ce qui concerne la liberté de croyance et la liberté d’expression. Certes, vue de Tunisie, la condition des athées belges peut sembler idéale. Mais si elle est meilleure, elle est loin d’être parfaite pour autant. Je donne, depuis des années, des cours et des conférences sur l’histoire de l’athéisme. Or, de plus en plus souvent, des Belges ou des Français viennent m’avouer qu’ils n’osent plus se dire athées. Certains cherchent même à inventer des mots ou des expressions pour se définir sans que ceux qui ne partagent pas leur position comprennent qu’il s’agit d’athéisme. Le plus paradoxal, c’est que chez nous la réprobation sociale vient moins des croyants, qui se veulent tolérants, que des agnostiques et laïques, qui affirment avec vigueur, voire avec une certaine agressivité, que l’athéisme est une croyance dans la non-existence de Dieu…
Notes
- Deux mois auparavant, le réalisateur Nouri Bezid, avait été frappé à la tête au moyen d’une barre de fer peu après avoir réclamé l’inscription de la laïcité dans la constitution. Son agresseur n’a pas été retrouvé. ↑
- Les statistiques considèrent que 4 % de la population tunisienne serait athée. Mais on sait que sur ces questions où la parole n’est ni libre ni neutre, le nombre est souvent bien supérieur aux déclarations effectives lors des sondages d’opinion. ↑
- Comme c’était chez nous le cas à l’époque moderne, le terme d’athée est une invective. Aussi, les athées se définissent plutôt comme irréligieux. ↑
- Comme les pommes dans le panier de la bergère… ↑
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