Jeunes athées flamands enragés, une espèce nouvelle ?

Pierre Gillis

Jacques Hermans a signé dans La Libre Belgique du 26 août un petit article intitulé « L’athéisme “dogmatique” en hausse en Flandre ». Comme souvent, le titre en remet par rapport à l’article lui-même : il s’agit des résultats d’une enquête menée à la KULeuven et portant sur les jeunes Flamands de 18 à 25 ans, inscrits dans un établissement d’enseignement libre[1] ; onze cents jeunes ont été interrogés, ce qui constitue sans doute un échantillon significatif de cette tranche d’étudiants, mais pas de la population flamande dans son ensemble. Le raccourci est plus porteur.

Le journaliste oppose, dans son commentaire, le fait que « de nombreux jeunes Flamands, conscients de la diversité sociale, se disent ouverts aux convictions religieuses ou philosophiques, sans distinction », à l’augmentation du nombre d’athées « dogmatiques », prêts à en découdre avec toutes les religions.

On commencera par prendre acte d’une évolution qui, pour être graduelle et ne pas dater d’hier, mériterait presque qu’on lui accole un « r », tellement la nouveauté qu’elle révèle est profonde : je cite Hermans, « à peine plus de 6 % des répondants se disent catholiques, protestants ou orthodoxes. Un peu plus de 2 % se disent musulmans. Environ 20 % revendiquent l’appellation “chrétien” sans pour autant pratiquer leur foi. » Soit moins de 30 % des sondés pour accepter une étiquette religieuse précise, même si « près de 28,5 % revendiquent une “conscience religieuse”, mais refusent l’étiquette chrétienne ». Face à eux, les athées, qui, si je lis bien Jacques Hermans, ne refusent pas l’appellation mais s’en réclament et représentent 32,4 % des sondés – en plus grand nombre donc que les propriétaires d’une conscience religieuse. L’enquête répartit toutefois ces athées en deux catégories, les bons et les mauvais, ou encore les modérés (20,6 %) et les dogmatiques (11,8 %).

Les journalistes et les promoteurs de l’enquête ne cachent pas une certaine surprise, face à l’importance du groupe athée, et évitent soigneusement de commenter directement cette donnée. Ils préfèrent insister sur la distinction entre les modérés et les autres, les premiers seuls étant déclarés fréquentables, puisqu’ils prônent, nous dit-on, le dialogue et le respect des convictions.

Les autres sont la cible de commentaires sévères, notamment de la part d’Emmanuel Van Lierde, rédacteur en chef de la revue catholique Tertio, qui parle à leur sujet d’adhérents à une nouvelle religion – il doit savoir de quoi il parle. On notera, ce n’est pas anodin, la multiplicité des qualificatifs utilisés pour caractériser ces « autres », les mauvais athées : on a déjà cité le terme dogmatique, mais il faut ajouter « normatif » et « enragé », sous la plume du promoteur de l’enquête, le théologien de la KULeuven Didier Pollefeyt, et encore « fondamentaliste », dans l’article que le Standaard a consacré à la même enquête dans son édition du 25 août. Le terme « intolérant » ne fait pas partie de la liste, mais l’idée est plus qu’évoquée (ces athées « enragés » essaient d’imposer leurs opinions religieuses aux croyants, dit le professeur Pollefeyt). Bigre, le feu est nourri, et l’invective ne fait pas dans la nuance.

J’ai aussi éprouvé une certaine surprise en tombant, au détour d’un paragraphe de transition du polar louisianais de Joy Castro, Au plus près, sur la courte présentation d’un personnage secondaire, amie de la mère de l’héroïne, qualifiée d’athée pratiquante, vraisemblablement parce qu’elle s’abstient d’assister à l’office du dimanche matin[2]. Procédé fréquent, qui érige en rite le refus d’un rite. Je suppose que dans un autre contexte, le nôtre notamment (je veux dire européen plutôt qu’américain), il serait plutôt question d’athée rigoureux, ou militant. Pratiquant : un qualificatif de plus, qui rabat l’athéisme sur une religion, même si, dans ce cas, on ne sent aucune antipathie dans le chef de l’auteure.

De l’usage de noms d’oiseaux dans le débat

Les termes utilisés dans les articles de La Libre Belgique, du Standaard et dans le rapport d’enquête sont d’abord des noms d’oiseaux : enragé, certainement ; dogmatique, rarement un compliment ; fondamentaliste, sans aucun doute, surtout depuis les attentats islamistes ; normatif, un peu moins, mais cette « norme » fait cependant peur parce qu’elle pourrait être imposée. On est davantage dans la polémique que dans un compte rendu scientifique.

Le fondamentalisme, précise le dictionnaire Larousse, est

un courant théologique, d’origine protestante, développé aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale, et qui admet seulement le sens littéral des Écritures. (Il s’oppose à toute interprétation historique et scientifique et s’en tient au fixisme).

A ma connaissance, on n’a pas encore trouvé le texte fondateur que les athées brandiraient en guise d’écriture sainte, mais peut-être suis-je insuffisamment informé. L’Encyclopædia Universalis renchérit, à propos du fondamentalisme, et parle d’une réaction religieuse à la modernité :

« La loi de Dieu d’abord ». Par fondamentalisme, on désigne au sens large toutes les radicalités religieuses qui défendent une conception intransigeante de la religion, au risque d’une confrontation avec la société environnante.[3]

Je ne me sens décidément pas concerné, la modernité ne m’effraie pas, la preuve, je suis un cycliste quotidien.

Wikipedia élargit cependant la portée du terme[4] :

Le fondamentalisme se manifeste par un engagement envers des doctrines radicales et peu nuancées, généralement religieuses, mais aussi séculières ou même anti-religieuses. Ce mot peut faire référence à la politique.

Doctrine radicale, séculière ou anti-religieuse : à voir, sous réserve d’inventaire, en acceptant la référence au spectre politique. Ce qui serait en jeu, c’est la manière de s’affirmer athée, ou d’éviter de le faire – dans certains cas, on contourne le problème en se déclarant agnostique, et en se mettant ainsi à l’abri des noms d’oiseaux.

Philosophiquement, la différence entre les athées fréquentables et les autres est très mince. On pourrait, par exemple, s’accorder sur le point de vue qu’André Comte-Sponville a exposé dans Espace de libertés : « Je suis athée parce que je ne crois en aucun dieu. Non dogmatique, parce que je reconnais évidemment que mon athéisme n’est pas un savoir, c’est une opinion, une conviction, une croyance.[5] » En effet : les athées, jusqu’aux enragés, savent bien qu’on ne prouve pas plus l’inexistence de Dieu que son existence ; ils partagent aujourd’hui cette idée avec la plupart des théologiens contemporains[6]. Si le contraire était vrai, ça se saurait. Voici donc un dogme balayé.

On peut ensuite affiner le constat en s’emparant du premier commandement du NOMA (Non Overlapping MAgisteria) que le paléontologue américain Stephen Jay Gould adresse aux religieux – en s’en emparant, à condition de le compléter un rien :

Le premier commandement de toutes les versions du NOMA se résume comme suit : Tu ne mélangeras pas les magistères en affirmant que Dieu commande directement des événements importants dans l’histoire de la nature, via des interventions qui ne seraient connaissables que par une révélation, inaccessibles à la science.[7]

Première correction : le mot « importants » est manifestement problématique. Il est d’abord hautement subjectif – ce qui est important pour moi peut ne pas l’être pour toi. Je ne vois pas comment le commandement pourrait être pris au sérieux sans laisser tomber cet « importants » : l’histoire de la nature se comprend sans intervention divine, on s’en tiendra là. On pourrait aussi chipoter sur le « directement », qui ouvre la porte à bien des interprétations, mais ne chicanons pas. Ne boudons cependant pas notre plaisir, ce commandement coupe les ailes à l’intelligent design : l’histoire de la succession des espèces dans le monde vivant constitue sans conteste « un événement important dans l’histoire de la nature », que le commandement exclut de placer sous l’autorité divine.

La seconde correction est moins cosmétique. Pour Gould, seule l’histoire de la nature est soustraite aux interventions du Tout-Puissant. Et l’histoire des sociétés, et nos petites histoires personnelles ? La volonté de Gould de signer un armistice avec les religions se heurte ici à ses limites rationnelles. D’abord, si c’est bien là qu’on installe la frontière qui sépare l’accessible au pouvoir divin de ce qui lui est inaccessible, entre nature et sociétés humaines, on instaure une séparation radicale entre ce qu’on place sous un label naturel et ce qui relève du culturel et du social. Pas besoin d’être détenteur d’un prix Nobel pour se rendre compte que cette séparation s’oppose radicalement à des acquis loin d’être « inaccessibles à la science », en reprenant les termes de Gould : sans revenir sur les discussions récurrentes sur les parts de l’inné et de l’acquis dans nos comportements, toute la géographie s’inscrit en faux contre cette séparation, éléments physiques et humains inextricablement mêlés. Et pour faire dans le plus chaud, sans mauvais jeu de mots, qu’est-ce qui pourrait être d’origine divine dans le réchauffement climatique, et qu’est-ce qui ne peut pas l’être ?

On n’oubliera pas non plus que depuis quelques siècles, depuis que les religions ont appris à composer avec le récit scientifique de l’histoire cosmologique, la confrontation s’est clairement focalisée sur les sociétés humaines et sur les conflits dont elles sont le siège. Gott mit uns, clamaient les chevaliers teutoniques marchant à la conquête de l’Est, bénits soient les avions qui s’envolent pour massacrer les paysans abyssiniens, déclaraient les évêques italiens en appui au fascisme mussolinien… Georges Bernanos, dans Les Grands Cimetières sous la lune, s’indignait de la participation de l’Église en Majorque à la croisade franquiste :

On vous voit, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bénir des arguments à répétition qui sortent tout luisants, bien graissés, des célèbres bibliothèques de M. Hotchkiss. J’ai vu, par exemple, Mgr l’évêque-archevêque de Palma agiter ses mains vénérables au-dessus des mitrailleuses italiennes – l’ai-je vu, oui ou non ?…

Ou encore God is on our side, rappelé par Bob Dylan à propos du Vietnam. Dieu n’a que trop souvent été recruté en soutien aux pires causes, avec des résultats inégaux qui, heureusement, ne témoignent pas de sa toute-puissance. S’abstenir de ce genre d’intervention serait la moindre des choses.

Bref, ma conclusion est simple : un athée exclut toute intervention divine dans la réalité du monde, qu’on vise le monde physique, nos architectures sociales ou nos psychés. On n’aura pas la cruauté d’évoquer le soutien divin si ardemment souhaité pour remporter la Champions League ou le tournoi de Wimbledon. Notre affirmation, pour ferme et précise qu’elle soit, ne confirme nullement le jugement péremptoire de Didier Pollefeyt, le théologien qui a dirigé l’enquête que je commente : « Ce groupe [les athées dogmatiques] montre également une attitude moins tolérante à leur égard. Comme les vieux catholiques d’autrefois, il n’y a qu’une seule vérité pour eux. »

Non, il n’y a pas qu’une seule vérité. Qu’on s’intéresse au cosmos (que sont l’énergie et la matière noires ?), aux conditions présidant à l’émergence des formes de vie ou à l’extinction des dinosaures, à la reproduction des systèmes de domination dans nos sociétés ou aux effets de l’hypertrophie des réseaux sociaux, à la compréhension fine des processus biologiques qui font que l’un décède du Covid 19 et l’autre pas, ou à ce qui fonde notre identité, les athées ne prétendent pas, et certainement pas plus que d‘autres, détenir des réponses définitives à ces multiples questions. Quand ils tentent de trouver des réponses, le spectre de leurs propositions est aussi large que possible, et sans doute aussi divergent. A ceci près qu’ils ne répondent pas que c’est « parce que Dieu l’a voulu ». Je pense dès lors qu’il est légitime d’annexer Spinoza parmi les athées, lui pour qui Dieu et la nature étaient deux concepts équivalents : que reste-t-il de l’idée divine si Dieu existe sans se manifester ? Je ne crois pas me tromper en affirmant que ce refus d’explication surnaturelle vaut aussi bien pour les fréquentables que les infréquentables parmi les athées.

Un clivage politique, pas philosophique

Au contraire, la distinction relevée par les enquêteurs, entre les fondamentalistes et les réalistes (amusant de s’approprier un clivage que les politologues attribuent à la mouvance écolo), ou entre les enragés et les tolérants, est un argument à l’appui de la thèse que je défends. C’est bien d’une attitude politique qu’il est question, et être athée ne vous définit pas politiquement. En revanche, la revendication de l’étiquette constitue bien une affirmation politique – c’est une caractéristique commune à toutes les appellations impliquées dans des polémiques, comme le féminisme, par exemple. Certains athées, au sens large avancé plus haut (quoi qu’il se passe dans le monde réel, Dieu n’y est pour rien), refusent de porter le label, pour des raisons qui, le plus souvent, ne sont que très peu philosophiques. Hervé Hasquin est une personnalité représentative de ce courant, il se dit d’ailleurs agnostique. Pour lui – et je l’ai entendu s’exprimer en ce sens –, l’athéisme est associé aux campagnes menées avec le soutien de l’État soviétique à partir des années 20 du siècle passé, et il refuse avec horreur toute forme de proximité à l’égard de ces campagnes.

On retrouve une trace de cette réserve jusque dans le (très bon) livre sur l’histoire de l’athéisme en Belgique, récemment édité par l’ABA : en raison du fait que Rops ne s’est jamais affirmé athée, Michel Draguet s’interroge sur son athéisme[8], qui me semble indubitable au regard des critères que je crois pertinents. Individualiste forcené, Rops a toujours refusé de risquer de s’effacer au sein d’un groupe, fût-il celui des athées, et ceci explique cela. La perspective tracée par Anne Staquet, dans le même ouvrage, montre bien à quel point la signification de l’étiquette a subi les outrages du temps, même en se limitant à l’époque moderne, de l’insulte pure (et on voit qu’il en reste quelque chose) à la constitution d’un courant de pensée plus ou moins cohérent[9].

Ainsi en est-il aussi du clivage fréquentables/infréquentables parmi les athées : il est de nature politique. Certains sont enclins au compromis, d’autres moins ; certains font du combat pour l’athéisme l’axe central de leur vie politique, d’autres se contentent d’être ce qu’on appelle parfois des athées tranquilles, considérant que la question de l’existence de Dieu est sans intérêt, parce qu’elle est réglée.

On trouve dans les conclusions de l’enquête une idée étonnante, dont on peut se demander d’où elle sort : pour le groupe « athée-normatif », « tout ce qui touche à la religion ou à la religion devrait être interdit et l’athéisme est la seule vérité »… De l’athéisme, même « normatif », à l’interdiction des religions, il y a plus qu’une marge. On préférera retenir une conclusion plus nuancée de la même enquête : « le groupe pluraliste-athée ne revendique pas publiquement la vérité, alors que le normatif-athée le fait ». Excepté les cyniques et les manipulateurs, chacun se réfère sans doute à la vérité lorsqu’il exprime un avis. Publiquement, tout est là : question d’opportunité.

Les auteurs de l’enquête dirigée par le professeur Pollefeyt, dans leurs commentaires, mélangent les genres : certaines de leurs invectives, « enragés » notamment, sont bien situées dans le registre politique, et la tolérance est davantage une vertu politique qu’un trait du droit canonique – je laisse à Claudel la responsabilité d’avoir dit qu’il y a des maisons pour ça. Mais le terme « fondamentaliste » n’est pas spécialement enraciné dans un terreau politique, et l’accusation de se comporter en fondateurs d’une nouvelle religion est encore plus précise. C’est bien sûr à cette fondation que renvoie le terme « dogmatique », dont on admettra cependant qu’il ne peut s’appliquer à des athées que dans un sens très figuré – en l’absence évidente de texte sacré. On l’a vu, Comte-Sponville récuse le terme à titre personnel, mais sa manière de se dire non dogmatique laisse ouverte la possibilité que d’autres athées le soient. Sa citation place sur le même pied opinion, conviction et croyance ; les mots ne sont pourtant pas synonymes, et je préfère conviction aux deux autres. Mais j’aurais tendance à en utiliser un quatrième, certes plus savant, mais mieux adapté à mes yeux, celui de paradigme, emprunté à l’épistémologie.

Un paradigme est un préalable à l’émergence d’une théorie scientifique ; il rend possible une révolution scientifique en définissant les questions pertinentes, celles qui méritent qu’on leur cherche une réponse, et celles qui sont vaines, mal posées. Exemple : Galilée, Descartes, Newton, et j’en oublie, ont compris que la question qui avait titillé les scientifiques-philosophes pendant de longs siècles (quelle est l’origine du mouvement ?) était absurde, du type sexe des anges, et qu’il fallait la remplacer par une autre (pourquoi et comment le mouvement se modifie-t-il ?), ce qu’exprime le principe d’inertie. L’athéisme est un paradigme pour une vision moderne du monde, pleinement compatible avec les sciences, et désaliénée.


Notes

  1. Pour consulter l’enquête, https://www.kuleuven.be/thomas/nieuwsbrief/20210824/
  2. Joy Castro, Au plus près, traduction de Thomas Bauduret, Paris, Gallimard, coll. « Série noire », 2016, p. 157.
  3. https://www.universalis.fr/encyclopedie/fondamentalisme/
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fondamentalisme
  5. Espace de libertés, septembre 2018 (n° 471).
  6. Cette impuissance à démontrer, sous la forme d’un constat en miroir, n’est cependant pas le reflet d’une symétrie intrinsèque : jusqu’à nouvel ordre, la charge de la preuve incombe à celui qui avance une proposition qu’aucune évidence empirique ne soutient, pas à celui qui demande à voir. C’est donc l’existence de Dieu qui devrait être prouvée.
  7. Stephen J. Gould, Rocks of Ages: Science and Religion in the Fullness of Life, Ballantine Publishing Group, 1999.
  8. Michel Draguet, « Rops à l’épreuve de l’athéisme », in Histoire de l’athéisme en Belgique, sous la direction de Patrice Dartevelle et Christophe De Spiegeleer, Bruxelles, ABA Editions, 2021, pp. 241-259.
  9. Anne Staquet, « Plurivocité de l’athéisme », in Histoire de l’athéisme en Belgique, sous la direction de Patrice Dartevelle et Christophe De Spiegeleer, Bruxelles, ABA Editions, 2021, pp. 19-35.