La confession baroque de l’athée Jean-Sébastien Bach

Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouvera face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Jean-Sébastien Bach. Les réponses attribuées à Jean-Sébastien Bach dans ce texte ont été inspirées par l’enquête de Wolfgang Eubel, philosophe et musicomane allemand, « Was Bach an Atheist ? »[2] (Bach était-il athée ?), considérations émises lors d’une conférence à Melbourne en 2008.

Pour situer le personnage, Jean-Sébastien Bach ou Johann Sebastian Bach, né à Eisenach en 1685 et mort à Leipzig en 1750, est un musicien, notamment organiste, et compositeur allemand, connu sous le nom de « Cantor de Leipzig » et surnommé le « Cinquième Évangéliste ».

Bonjour, Monsieur Bach. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Johann Sebastian Bach, c’est bien votre nom ? Vous êtes le Bach musicien ?

Oui, certainement, Monsieur Pape, mais, vous savez, des Bach musiciens, il y en a beaucoup ; c’est une tribu, venue de Hongrie ou de Slovaquie en Thuringe. C’étaient des réfugiés protestants, des réfugiés, comme il y en a tant maintenant dans la région ; ils fuyaient la guerre, ils fuyaient les massacres religieux. Tenez, pour les Bach musiciens, j’ai établi une petite liste ici, il y en là une bonne cinquantaine ; je l’ai intitulée « Ursprung der musicalisch-Bachschen Familie (Origine de la famille des Bach musiciens) ». Bref, moi, c’est Johann Sebastian Bach. Notez le double prénom et parfois même triple, car des Johann, chez les Bach, il y en a beaucoup, alors, on ajoute un ou deux prénoms pour s’y retrouver. Prenez mon père était Johann Ambrosius, son frère, mon oncle, était Johann Christoph et parmi mes enfants, il y a Johann Gottfried Bernhard, Johann Christoph Friedrich, Johann Christian et je ne vous parle pas de mes cousins et neveux. On n’en finirait pas.

Votre nom est bien Johann Sebastian Bach. Je le note ; je prends toujours des notes, surtout quand il s’agit de musique…

Des notes et de la musique, je pourrais vous en parler pendant des heures et vous en jouer, mais je ne pense pas que vous soyez là pour écouter de la musique.

En effet, ça me plairait beaucoup, mais je suis ici avec une mission et il me faut la remplir. Il n’a pas été simple de vous retrouver parmi tous ces Bach et après tant de temps et surtout en ce lieu. Vous qu’on appelle le « Cinquième Évangéliste », en bonne logique vaticane, même si vous étiez protestant, vous auriez dû être au Paradis ; du moins depuis que règne la paix œcuménique.

La paix œcuménique ? De quoi s’agit-il, Monsieur Pape ?

Les temps changent, Monsieur Bach. Les Églises se rapprochent, il n’y en a plus que pour l’union. Cela dit, c’est pas demain la veille qu’elle se fera. Pourtant, elle est utile cette entente sacrée avec les autres religions monothéistes, car les gens réfléchissent de plus en plus et à force, ces nouvelles générations se détachent des Églises ; elles vont jusqu’à perdre la foi. Il faudrait resserrer les rangs autour de Dieu, car l’athéisme progresse. Mais je m’égare. Donc, vous auriez dû être au paradis à composer de nouvelles cantates et à chanter les louanges du Berger, à diriger les chœurs d’anges ailés et tout de blanc vêtus.

Des anges et des cantates, encore des cantates… Je vois ça d’ici, merci beaucoup. Très peu pour moi, j’ai déjà donné.

Pourtant, ces trois cents cantates avaient clairement établi votre statut de grand musicien religieux. Et puis, récemment, on a entendu des bruits, une rumeur, des on-dit, des ragots sans doute, mais mon travail, c’est de vérifier. Il circule des voix, Monsieur Bach. Le doute s’est créé et une fois créé, il se répand, il s’étend, il s’insinue comme la calomnie. Votre confrère Rossini dans son opéra Le Barbier de Séville avait écrit un « air de la calomnie » qui commençait ainsi :

C’est d’abord rumeur légère
Un petit vent rasant la Terre
Puis doucement, vous voyez Calomnie
Se dresser, s’enfler, s’enfler en grandissant

Il y a des calomnies, des mensonges, qui racontent que vous auriez été, que vous seriez un athée. J’en doute, mais le doute, ah, le doute. On ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Alors, je vous pose la question : étiez-vous athée ?

Vous pensez bien que non, Monsieur Pape. Avec la carrière que j’ai faite, toutes ces messes, ces passions, ces cantates et puis, à l’époque, les athées ne pouvaient pas exister publiquement. Enfin, ceux qui se déclaraient, on les accusait devant les tribunaux des Églises, on les brûlait. Je suppose que vous avez déjà vu un bûcher, Monsieur Pape ? Eh bien, croyez-moi, un bûcher, ça vous refroidit et ça brûle toutes vos ardeurs. C’était un temps déraisonnable, un temps d’inquisitions. Pour un oui, pour un non, pour un léger désaccord avec le doux Jésus, hop !, on vous carbonisait.

Je vois très bien ce que vous évoquez. Mais dites-moi, Monsieur Bach, vous évoquez votre carrière, si vous m’en parliez un peu.

Je suis né en 1685, il y a, si je compte bien, plus de trois cent trente ans. Mon père était trompettiste et c’est son cousin Johann Christoph Bach, organiste et claveciniste, qui m’enseigna la musique et la composition. J’avais donc ce métier et c’est avec lui que je devais gagner ma vie et aussi, celle de ma femme, de mes enfants et j’en ai eu beaucoup : deux épouses et vingt enfants. C’était ces foutus boulots ou alors, n’importe quoi. Soldat ? Que sais-je ? À l’époque, il fallait s’engager auprès du prince, du duc ou de l’église. Nous les artistes, on n’avait pas d’autre choix. Allez-vous payer un orgue, un chœur, un orchestre, le bâtiment qui les abrite… J’ai dû gagner ma vie ainsi ; parfois, je n’étais pas payé et une autre fois, on m’a brutalement licencié. J’ai commencé comme musicien de cour à Weimar, chez le prince ; j’ai été organiste pour l’église à Arnstadt. Là, c’était le Consistoire qui était mon patron et on m’a reproché mes introductions trop longues, puis on les a trouvées trop courtes, puis on m’a accusé de vider la cave à vins pendant les sermons, puis de jouer de la musique dans l’église avec une « demoiselle étrangère ». C’était ma cousine Maria Barbara, la fille de Johann Michaël Bach. Après, on s’est mariés et avec elle, j’ai eu sept enfants. Puis, j’ai été à Mühlhausen, à nouveau Weimar, Köthen, Leipzig. J’ai été directeur musical, Cantor, Maître de Chapelle. Le tout sur plus de quarante ans. J’ai été veuf et puis, il y a eu mon deuxième mariage, avec Anna Magdalena et treize enfants. Sans fortune personnelle, ni familiale, il me fallait trimer.

Je vois, Monsieur Bach. Tous ces enfants et toutes ces femmes, évidemment, je comprends. Je lis ici que vous aviez aussi comme charge d’enseigner aux jeunes chanteurs et le chant et le latin. Ce devait être enthousiasmant comme fervent chrétien d’enseigner la langue sacrée et les chants sacrés aux enfants, leur faire mieux connaître les enseignements du Christ, les évangiles.

Pensez donc, Monsieur Pape, c’était une plaie. D’ailleurs, pour le latin, je sous-traitais à un étudiant et ce fut pareil pour le chant ou les chœurs. C’étaient des corvées. Franchement, j’avais d’autres ambitions musicales et l’enseignement n’était pas mon fort. Vous comprenez, je n’ai jamais voulu être religieux moi, je voulais juste être musicien. Et puis, toutes ces cantates, je ne sais si vous l’avez remarqué, je les ai quasiment toutes composées en cinq ans entre 1723 et 1728. Une pour chaque dimanche. C’était le bagne et avec ça en plus, des passions, des messes… C’étaient des obligations strictes de mon contrat de cantor à Leipzig. Voyez, je n’en ai même plus composé du tout les dernières années de ma vie ; ce n’était plus nécessaire. Malgré tout, j’ai eu de la chance quand on voit ce qu’ils ont imposé pendant vingt-cinq ans à Telemann, qui a dû composer quinze cents cantates, sans compter le reste.

Attendez, Monsieur Bach, si je comprends bien vous n’avez écrit de la musique sacrée que parce que vous étiez obligé de le faire. Ça donne à réfléchir.

Certes, mais les églises, pour qui je les avais composées, ont perdu un gros tiers de ces cantates ; peut-être ont-elles été mangées par les rats.

Si je vous suis bien, Monsieur Bach, il y en a quand même une centaine. La musique sacrée, mangée par les rats, quelle négligence ! Seriez-vous un homme négligent ?

Moi non. Ces cantates étaient à la garde de mes commanditaires ; ce sont eux qui les ont négligées. Comme je connaissais leurs manières de faire, j’ai toujours tenu copie de ma musique quand je la considérais de valeur et ces cantates perdues étaient des morceaux de commande ; je n’y attache pas vraiment de prix. Mais soudain, en parlant de la musique sacrée, je me rends compte, Monsieur Pape, que je n’ai plus aucune raison de taire la vérité profonde de mon existence et donc, je vous avoue que je n’étais pas très croyant et même, pas croyant du tout et si avant, je devais le taire, si je n’ai rien dit durant ma vie, si vous ne trouverez aucun écrit exposant mes vues sur la question, c’est que je tenais assez à ma peau et que je ne me voyais pas rôtir sur un bûcher. Pourtant, je ne l’ai pas moins laissé transparaître dans ma musique. Dans les dernières années de ma vie, j’ai supervisé l’impression de mes œuvres les plus importantes et j’ai fait transcrire les autres que je voulais laisser à la postérité. C’est cette musique qui est encore là et vous allez voir qu’elle avait un double visage : celui pour la galerie et celui où je m’exprimais vraiment par les voies de l’écriture baroque. Vous devez savoir que je détestais l’opéra. Il faut que je vous explique en quoi et ce que j’en ai tiré avec, je l’avoue, une certaine jouissance. La caractéristique de l’opéra est sa redondance ; elle est proprement ridicule. Il dit les choses, les redit, les reredit, et ainsi de suite. De mon temps, il racontait des pastourelles siciliennes, où le hautbois (je déteste le son du hautbois) est censé rendre le son rude du mouton mâle et bien sûr, du berger et les trompettes annoncent des hauts et nobles personnages, les timbales jouent les orages, les fanfares entonnent le triomphe et les tambours sont martiaux, etc ; on est dans un monde codé. Ainsi, on a un décor « sicilien », un rocher, des moutons et sur le rocher, arrive un berger. Il chante : « Je suis le berger ». On a compris, mais il continue à chanter « Je suis le berger » et encore, et encore. Évidemment, il est habillé en berger et la musique est pleine de hautbois. Puis, la bergère chante qu’elle aime le berger, etc, etc. Quel duo ! Et si ça ne suffit pas, il y a la nymphe Écho. Acte 2 : arrive le Duc en fanfare – ce sont les trompettes qui illustrent la noblesse et la grandeur. Il est sur le rocher du berger et s’intéresse à la bergère, etc, etc. Acte 3, acte 4, acte 5, etc, pendant 3 heures. Et toujours, le berger reparaît.

Comme je comprends les choses, Monsieur Bach, vous n’aimez pas le hautbois et vous détestez l’opéra et vous me dites que vous en avez tiré quelque chose. Peut-on savoir quoi ?

Je vais vous le dire à l’instant. Cet opéra stupide que je viens de vous raconter, c’est la La Passion selon Saint Jean et le berger bègue qui se répète, c’est Saint Pierre. C’est ridicule, mais c’est bien ce que j’ai voulu. C’était un langage codé qui disait combien la Passion, ce moment ultime de la religion, est grotesque.

Et pourquoi, Monsieur Bach, avez-vous fait des choses pareilles ?

Veuillez considérer que c’était une Passion prévue dans mon contrat, une Passion obligatoire et mercenaire, voilà la raison de toute cette musique codée. C’était la seule façon de transmettre mon sentiment d’incroyance, mon refus de la croyance et en plus, je l’avoue, par rancœur et par rébellion contre ces gens qui m’imposaient une vie aussi inepte et m’obligeaient d’écrire une musique alimentaire. Cet esclavage était insupportable. De surcroît, il me plaisait beaucoup de penser que c’était de la musique sacrée et qu’elle était jouée dans leurs églises. J’ai fait pareil dans les musiques profanes de commande ; surtout, comme quand pour mes concertos brandebourgeois, on ne me les payait pas.

Je me demande, Monsieur Bach, comment il a fallu attendre tant de temps pour découvrir que vous n’êtes pas le croyant légendaire, ce fameux « Cinquième Évangéliste » ?

Mais à l’époque, on savait que j’étais athée. Le plus curieux de tout, Monsieur Pape, c’est qu’en ce temps-là, il y avait beaucoup d’athées ; la religion, c’était pour le petit peuple, mais les gens instruits, c’est-à-dire les religieux, les princes, les nobles, les riches commerçants, les lettrés étaient souvent ce qu’on appelle des « athées cachés ». Ils savaient, ils comprenaient très bien ce que je faisais et ils l’appréciaient. Comme je respectais formellement l’ordre des choses, ils me laissaient faire. Il suffisait de ne pas franchir publiquement certaines limites pour ne pas être inquiété. À la vérité, comme ils l’étaient eux-mêmes, ces gens-là savaient pertinemment bien que j’étais athée et ils s’en accommodaient. Tout comme ils soutenaient officiellement l’une ou l’autre religion, selon les lieux. Comme c’est encore le cas aujourd’hui.


Notes

  1. Carlo Levi : lien; Raoul Vaneigem : lien; Clovis Trouille : lien; Isaac Asimov : lien
  2. Wolfgang Eubel : lien
  3. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.