
La Confession biologique de Jacques Monod
Marco Valdo M.I.
Dans cette Confession biologique, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face, à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jacques Monod, né le 9 février 1910 à Paris, biologiste et philosophe. Il est connu comme auteur d’un livre fondamental : « Le Hasard et la Nécessité »[3], sous-titré « Essai sur la philosophie naturelle », reliant la science à la philosophie. L’Inquisiteur a comme pièce maîtresse et comme guide dans son dossier la biographie de Jacques Monod[4] qu’avait écrite Patrice Debré, médecin, biologiste, chercheur et professeur.
Bonjour, Monsieur Jacques Monod. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jacques Monod, né le 9 février 1910 à Paris et décédé le 31 mai 1976 à Cannes.
Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, je suis très étonné de vous rencontrer ici et maintenant ; je n’aurais jamais imaginé pareille rencontre post-mortem. Cela dit, je suis bien Jacques Monod, décédé en 1976. En préambule, je vous indique tout de suite que je n’ai jamais apprécié les inquisitions, ni les inquisiteurs.
Je m’en doute, dit l’Inquisiteur. Tous les suspects sont toujours plus ou moins réticents à mon égard. Mon dossier me dit que vous êtes un savant, un prix Nobel[6], un biologiste, un biochimiste et que vous aimez la musique. Je tiens à préciser qu’il faudra laisser de côté vos travaux et vos recherches spécifiques qui échappent totalement à la compétence de cet interrogatoire. Cela dit, j’aimerais commencer par le commencement ; parlez-moi de votre enfance et de votre jeunesse.
Si vous vous voulez, je commencerai par un petit parcours généalogique qui, vous le verrez, a toute son importance. Les Monod sont originaires du pays de Gex, situé dans le département de l’Ain, en bordure de la Suisse et non loin de Genève. En premier lieu, il faut remonter à Jean Monod, qui était né à Ambilly[7] ; c’était vers 1760. Avec une telle situation géographique, vous pouvez entrevoir qu’il était protestant. Il était même fils de pasteur et fut pasteur lui aussi. Avec son épouse danoise Louise-Philippine de Coninck, il engendra douze ou treize enfants. Revenu en France, il fut pasteur au siège du Consistoire réformé à l’église Saint-Louis-du-Louvre, puis en 1811 au temple protestant de l’Oratoire du Louvre. Ils connurent une grande descendance : elle se compte en centaines de personnes et en elle s’est perpétué un esprit de famille, fondé sur une solide conception morale assez conservatrice. Mon grand-père Louis Monod enseignait d’ailleurs à mon père cette tradition familiale particulière qui suggérait : « Il faut être de l’Église réformée, éviter de faire un mariage catholique… »
Je vois, dit l’Inquisiteur, est-ce encore ainsi ?
Oui et non. On ne peut effacer le passé, mais à partir de mon père Lucien Hector Monod, qui était né en 1867, cette sévère tradition a été fort bouleversée. Dès sa jeunesse, Lucien Monod montra une indépendance d’esprit, un refus des convenances, un discours libre qui le mettait en porte-à-faux avec cet univers réformé assez rigoriste. De plus, il choisit d’être peintre, imaginez ! Chez ces Monod du XIXe Siècle, on ne plaisantait pas avec la religion, ni avec la tradition. Ce fut la rupture avec ses parents et avec toute la grande famille du Havre ; à partir de là, mon père subit un véritable et définitif ostracisme ; la famille n’accepta jamais sa vocation « libertine ». Nonobstant, il monta à Paris où il fit son chemin dans le sillage de Puvis de Chavannes[8] et fut un portraitiste de talent et à la mode, qui, avec son art, faisait vivre sa smala : on était six. À la guerre, le portrait ne faisait plus recette et à Paris, la vie était devenue très difficile. De fil en aiguille, on a fini par aboutir à Cannes, où grâce à un héritage, mes parents ont acquis le Clos Saint-Jacques, qui restera la résidence familiale.
Puisque vous en parlez, dit l’Inquisiteur, comment était votre famille et qui était votre mère, dites-m’en quelques mots ?
Outre les parents, nous étions quatre enfants : l’aînée, Juliette, née en 1893 de la première épouse de mon père, Suzanne Robineau, décédée après un an de mariage, à 25 ans en mettant au monde ma sœur ; ensuite, il y avait les trois garçons : Robert, né en 1899, Philippe en 1900 et moi, le dernier en 1910 ; tous enfants de la seconde épouse de mon père, Charlotte Todd MacGregor. Voilà pour la fratrie. C’est Juliette qui s’est occupée de Robert, qui suite à un accident de naissance est resté mentalement attardé ; elle l’a materné jusqu’à ce qu’on soit obligé de le placer dans une institution. Quant à ma mère, avec qui je m’entendais fort bien, je lui dois de pratiquer l’anglais couramment avec, je le concède, un fort accent américain. Elle était née dans une ferme au Michigan ; comme on peut le deviner à son nom, elle était de descendance écossaise : il s’agissait d’émigrants écossais nationalistes qui, pour échapper à la domination anglaise, avaient dû se réfugier aux États-Unis. De cette origine et de sa jeunesse de fermière, elle avait conservé un fameux caractère. Elle était arrivée en France après s’être échappée de ce monde rural très particulier après avoir laissé là-bas son premier mari.
Et comment votre adolescence s’est passée ? demande l’Inquisiteur. Comment vous a-t-elle orienté dans la vie ? Avez-vous eu de la religion ?
Grâce au Clos Saint-Jacques, j’eus une jeunesse au bord de la Méditerranée au cours de laquelle je passai beaucoup de mes temps libres à vaguer dans le maquis et je dois, sans doute, à ce paysage mon goût et mon intérêt pour l’observation, puis la compréhension des choses de la nature et la mer. Comme bien vous le pensez, j’ai hérité de mon père ce grand penchant à la liberté et à l’autonomie qui a animé toute ma vie. Oui, je dois énormément à mon père… un homme chez qui la sensibilité de l’artiste s’alliait à une prodigieuse érudition et à un goût passionné pour les choses de l’esprit. Il croyait dans les progrès conjugués de la science et de la société. De lui, j’ai reçu mon attirance pour la philosophie. C’est à lui aussi, qui lisait Darwin, que je dois de m’être intéressé très tôt à la biologie. Quelque peu rétif aux enseignements routiniers, j’ai eu la chance de bénéficier au lycée Carnot de Cannes de ceux de celui qui, en plus de mon père, fut mon maître à penser : Jules-César Dor de la Souchère[9], qui m’initia au scepticisme et aux Lumières. Pour répondre à votre question, c’est ainsi que je m’éloignai sérieusement de la tradition religieuse ; c’est ainsi, que je devins un savant étudiant de la vie.
Vous vous souvenez de quand et pourquoi vous avez eu la vocation scientifique ?
En ce qui me concerne, c’est très clair. J’ai décidé de devenir homme de science et très spécifiquement biologiste très tôt, vers ma seizième ou dix-septième année. Je n’ai jamais dévié de cette voie ; il en va d’ailleurs de même de mon penchant pour la musique, mon autre grande passion. Si j’avais choisi cette dernière voie, j’aurais pu être chef d’orchestre ; je l’ai d’ailleurs souvent été en amateur éclairé. Dès cette époque et encore à présent, la musique, les sciences, l’histoire, la philosophie, le roman, tout ça m’intéressait et j’étais en quelque sorte insatiable. Finalement, je choisis la biologie et à dix-huit ans, j’entamais mes études universitaires – une licence ès sciences naturelles – à la Sorbonne à Paris. J’ai rapidement découvert que dans le domaine la biologie, sans doute une séquelle de la querelle entre les tenants des théories de Lamarck et de Darwin, l’Université française, accusait vingt ans de retard. Le diplôme obtenu, délaissant la carrière d’enseignant qui s’ouvrait devant moi, j’ai résolu d’être chercheur ; mon destin se trouvait dans le laboratoire ; plutôt, dans les laboratoires, car ils se sont succédé tout au long de ma vie. C’est donc la passion de la recherche qui a guidé mon existence.
Soit, Monsieur Monod, quel a été votre parcours scientifique ?
Monsieur l’Inquisiteur, je vous répondrais volontiers que je suis parti des infusoires pour aller voir les mouches du vinaigre et la couleur de leurs yeux ; après les drosophiles, j’ai croisé des unicellulaires et des enzymes… Je pourrais continuer ainsi et c’est une façon de décrire mon parcours. En réalité, comme pour tous les jeunes scientifiques, mes débuts furent un peu chaotiques. Quoi qu’il en soit, je les faisais dans le cadre de l’Université française, je dirais plus justement « l’université à la française », une chose un peu vieillotte, coincée dans son moule ancien où l’enseignement était la mission première et où la recherche était la parente pauvre et mise à l’écart. Au milieu des années ’30, j’ai fini par obtenir un poste d’assistant en biologie à la Sorbonne et la chance me fit un cadeau extraordinaire en m’envoyant pour un an accomplir un stage en Californie, à Cal Tech[10] où je rencontrai un autre monde scientifique, une université moderne, une recherche ouverte. C’était un séjour financé par la Fondation Rockfeller, du fait que l’Université française n’avait ni le goût, ni les moyens de financer la recherche scientifique « fondamentale ». Là-bas, pour la première fois, j’ai entendu parler de biologie moléculaire. Après ce premier aller-retour transatlantique dans l’univers très contrasté de la science, il y en eut d’autres tout au long de ma vie de chercheur. En quarante ans, j’ai occupé divers postes dans l’Université française, à l’Institut Pasteur et au Collège de France. À la fin de ma carrière, j’ai quasiment dû laisser de côté mes habitudes de laboratoire pour me consacrer à d’autres tâches : la modernisation de la recherche scientifique et de l’université française.
Maintenant, Monsieur Monod, revenons à ce qui nous importe ici. J’aimerais surtout connaître le fond de votre pensée.
Le fond de ma pensée ? Que voulez-vous ? Qu’y cherchez-vous ? Qu’entendez-vous par là ? Quand je m’interroge sur mon parcours scientifique, sur ce long voyage, potentiellement infini, de la recherche, je ne peux m’empêcher de me mettre à philosopher. Infini ? Ce mot vous interpelle ? Je précise alors qu’il s’agit pour l’homme de science, pour l’expérimentateur, pour le chercheur, de compléter la connaissance du vivant ; compléter encore et toujours, car nous n’en aurons jamais fini de découvrir que ce que nous venons de connaître nous découvre à son tour ce que nous ne connaissons pas et ainsi de suite, à l’infini. Vous voyez, la science a de beaux jours devant elle. Tenez, Monsieur l’Inquisiteur, pour vous faire sentir ma pensée à propos de ce qui est l’essentiel, ma pensée à propos de la vie, sur la vie et en vie, bref, là où se tient ce fameux fond de ma pensée, je vais de mémoire redire ce que j’ai écrit lorsque je soutenais publiquement une femme et un médecin poursuivis du chef d’un avortement, une opération médicale qui à ce moment, on était en 1972, était considérée comme un crime par une loi des plus archaïques et fondamentalement injuste[11]. À ce propos, je vous rappelle que je suis un biologiste, autrement dit un spécialiste de l’étude de la vie au travers de ses manifestations réelles. Je disais donc : « Ce n’est pas, à la vérité, la vie en soi que nous respectons. La vie d’une cellule de topinambour ou d’un bacille lactique ne nous inspire pas d’autre respect qu’utilitaire. Si la vie des animaux supérieurs et de l’homme suscite en nous une émotion particulière, et par là des impératifs éthiques, c’est en vertu d’une organisation d’essence toute différente de la vie élémentaire, c’est en vertu d’une organisation psychique et morale. La naissance d’une conscience explicite, le développement d’un monde intérieur personnel, l’apparition d’un indéterminé suffisant dans l’action pour engendrer ce que l’on nomme la liberté individuelle, voilà ce qui fait naître en nous la forme de respect. » Quant à la vie elle-même, je vous rappellerai que la vie a commencé, il y a environ quatre milliards d’années, dans des circonstances inconnues et mal comprises… Si vous voulez une définition de la vie humaine, ce n’est pas à un biologiste qu’il faut vous adresser, mais à un moraliste.
Un moraliste ? dit l’Inquisiteur. Je vous croyais biologiste. Qu’est-ce à dire ?
Eh bien, il n’y a rien là de mystérieux. N’y voyez pas je ne sais quel tour de passe-passe ; je raisonnais à propos de la morale du monde, de ses mœurs, de son comportement, je parle du monde comme il tourne. Dans le courant de ma vie, je tenais un petit carnet où j’ai noté pas mal de réflexions ; j’en tire pour vous quelques lignes écrites au fil des ans, je vous en fais un petit florilège. Il tourne autour de l’absurde, cet absurde que les religions tentent – vainement – de réduire. L’absurde, c’est que l’homme n’a pas d’importance face aux univers. Tous les vrais hommes de science l’ont toujours su. Démocrite et d’autres pré-socratiques le savaient déjà. Du reste, la Grèce – celle de Pythagore, d’Aristarque, de Thalès, d’Hippocrate… – a été le berceau de la pensée, de la seule vraie : je veux dire la pensée scientifique. Sans découvrir que l’homme n’est rien dans l’univers, il n’y a pas de science. L’absurde ? A priori, la vie est une non-sense story, « a tale told by an idiot… signifying nothing ».
Et Dieu dans tout ça, Monsieur Monod, que devient-il ?
Je vais vous répondre, mais d’abord, il faut la science pour saisir ce qui est saisissable dans l’unité du monde vivant. La vie est un accident, le non nécessaire accident de la vie. À partir de quoi ? Démocrite disait : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité ». 2500 ans après Démocrite, il faut vraiment comprendre et accepter que la nécessité n’exclut pas le hasard et que la vie est un hasard devant la nécessité. Le secret de la vie ? Allons, allons… Le secret, c’est qu’il n’y en a pas. Voyez : il y avait la nécessité du monde, ce qui veut dire que le monde nécessitait le monde ; il continue à le faire, d’ailleurs. Puis, par hasard, le hasard est survenu – c’est dans sa nature-même de survenir – et le hasard fut happé par la nécessité et ce hasard – cet accident qu’est la vie – devenu vie fut contraint par la nécessité à continuer à se faire, se reproduire et se répéter comme la nécessité elle-même. Bien sûr, on s’en tirerait en imaginant une intervention quelconque, mais on ne serait pas plus avancé, car le hasard est une donnée, pas une explication. Le hasard reste le surgissement ; le hasard, c’est aussi le fondement de la liberté, le moteur de l’autonomie du vivant. Quant à Dieu, qu’en faire ? C’est la seule hypothèse que la science ne puisse formuler. Une intervention d’un extérieur postulant la création (Dieu, par exemple) n’a aucune place dans le surgissement et pas plus après. Pour dire autrement la chose, le hasard, c’est l’apparition du chaos dans la nécessité ; cette intrusion de l’inouï ouvre la voie à un ordre nouveau en plein cœur de l’ordre préexistant de la nécessité, et ce nouveau s’y déploie. Le nouveau instillé par le hasard modifie une partie du monde et la nécessité pousse ce changement à se maintenir et à se reproduire.
Qu’en est-il, Monsieur Monod, de l’homme, de l’espèce humaine et de son devenir ?
Voyez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, il existe quelque chose, une tendance, une position, un pli de croyance dans l’humanité. On l’appelle l’anthropocentrisme ; c’est le biais de la vision que l’homme a du monde ; il ramène tout à lui, Dieu, y compris ; dans ce cas-là, Dieu, ce n’est jamais que l’homme projeté dans l’univers et forcément, imaginé comme le créateur du tout. Nous aimerions nous croire nécessaires, inévitables, ordonnés de toute éternité. Toutes les religions, presque toutes les philosophies, et même une partie de la science témoignent de l’effort héroïque et infatigable de l’humanité qui nie désespérément sa propre contingence. Autrement dit, comme il se fait que la contingence soutient que la réalité n’est pas déterminée par des facteurs préexistants et de ce fait, elle implique l’indétermination ou le hasard dans l’existence et le hasard de l’existence elle-même jusque dans son apparition, l’homme, dont Dieu est une figure, ne pourrait être cette mesure de toutes choses, ni le centre de tout. Ceci exclut tout finalisme, sous ses diverses formes du créationnisme, du vitalisme ou de l’animisme, un finalisme qu’il convient de laisser de côté pour mettre en œuvre une compréhension réelle de la vie. Le développement de la vie est chaotique et contingent ; seule la nécessité de la vie elle-même le propulse et l’assure à travers le temps.
Tout ça est bouleversant pour le croyant, dit l’Inquisiteur,
Certes, Monsieur l’Inquisiteur, et ce jeu du hasard et de la nécessité qui vous étonne peut être résumé ainsi : le hasard est pris sur l’aile, préservé, reproduit par la machinerie de l’invariance et ainsi converti en ordre, règle et nécessité. Un processus totalement aveugle peut par définition conduire à n’importe quoi ; il peut même conduire à la vision elle-même.
C’est paradoxal cet absurde, dit l’Inquisiteur, on ne sait trop à quoi il semble tendre, à quoi il tient.
Voyez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, il faut raison garder et constater que la science et la réflexion philosophique qui en découle ont parfois des allures étonnantes et caricaturales qui semblent provenir en droite ligne des pensées d’un Pierre Dac et de son philosophe de référence, Mordicus d’Athènes, chef de l’école éthylique ou encore des réflexions des deux savants Jules et Raphaël Fauderche[12]. Des pensées du type : « Tout est dans tout et inversement » ou encore, celle définissant le célèbre schmilblick ou biglotron, inventé par les frères Fauderche, « un objet imaginaire qui ne sert strictement à rien et qui par conséquent, peut servir à tout ». En fait, cet objet incarne parfaitement la science. L’humour et l’ironie se retrouvent ainsi au cœur de la démarche de la pensée. Cela dit, les frères Fauderche ont en tout cas le mérite de définir clairement la position de la recherche scientifique fondamentale, celle des savants. À la question d’un journaliste, ils répondaient : « À quoi sert le schmilblick ? Mais, cher monsieur, voilà bien une chose à laquelle nous n’avons jamais pensé et qui est bien la dernière de nos préoccupations. Nous sommes des savants, monsieur, et nous faisons de la science pour la science comme d’autres font de l’art pour l’art. Le côté bassement et sordidement utilitaire de notre découverte ne nous intéresse pas… Le schmilblick, à l’instar de tout ce qui ne sert à rien, pourra, s’il est judicieusement utilisé, servir à tout. »
Mais quand même, le miracle de la vie, qu’en dites-vous ?
Le miracle de la vie ? Pourquoi ne pas dire ainsi ? C’est une manière de faire ressortir l’émerveillement que beaucoup ressentent face à la complexité et la diversité des organismes qui constituent notre biosphère et qui sont le résultat de milliards d’années d’évolution. Le miracle, c’est l’évolution. Cependant, ce miracle miraculeux, même miraculeux, s’explique : c’est le hasard. En quelque sorte, dans l’équipage de la vie, le hasard est le guide et la nécessité balise et conforte le chemin. Du reste, le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux de l’évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience.
Que faites-vous de l’âme, Monsieur Monod ?
Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, je ne l’ignore pas. Le tout est une question de définition, de savoir, de préciser de quoi on parle. Pour arriver à se comprendre, posons que le cerveau, l’esprit et l’âme sont une seule et même chose et ceci impose d’abandonner l’illusion dualiste qui dissocie l’âme ou esprit, d’une part et le cerveau, d’autre part. En fait, l’âme ou l’esprit se niche très matériellement dans le cerveau et est une des formes et des expressions de son activité. J’ajouterais : et le cerveau se niche dans le corps et il ne pourrait en être autrement. Il faut abandonner l’illusion d’une « substance immatérielle » et commencer à explorer et reconnaître la complexité, la richesse, l’insondable profondeur du patrimoine génétique (celui-là même venu des milliards d’années d’évolution) et culturel, mais il faut y adjoindre aussi celui issu de l’expérience personnelle, consciente ou non, des patrimoines qui constituent l’ensemble de notre être.
Finalement, Monsieur Monod, quelle est votre conviction ?
Dans Le Hasard et la Nécessité, dont le sous-titre est Essai sur la philosophie naturelle, j’entendais relier la science à la philosophie. Je vous ai déjà indiqué la première épigraphe de Démocrite, qui dit : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité » et je vous l’ai même commentée. Il en est une seconde tirée du Mythe de Sisyphe[13] de mon ami, Albert Camus : « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers… La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme… Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Sur le plan de la conviction philosophique, il faut faire table rase des vieilles idéologies. En expliquant la biologie moderne, j’insiste sur l’absolue nécessité d’en tirer une morale humaine. Car, voyez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard et non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. J’y ajouterais, pour éclairer votre lanterne, que toujours l’absurde dépend autant de l’homme que du monde.
Dois-je conclure que malgré la tradition des Monod, vous êtes irrémédiablement athée ?
La tradition, la tradition, celle des Monod comme les autres, est une prison ; comme je vous ai dit, mon père s’en était échappé. Oui, malgré la tradition des Monod, et même contre elle, je suis athée. On l’a dit, mon biographe par exemple, et pourquoi nierais-je une telle évidence ? J’ai toujours tenu le Dieu des chrétiens et tous les autres rigoureusement à l’écart de la science ; la science était la raison de vivre, le fondement de ma raison et le point de vue fondamental de mon être au monde et dès lors, ne vous en déplaise, je l’affirme et le confirme : je suis athée. Athée, je fus ; athée, je reste.
[1] Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Terry Pratchett, Marie Curie, Charles Darwin, Jésus, Giordano Bruno,Voltairine de Cleyre
[2] Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
[3] Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, « Points Essais », Le Seuil, Paris, 1970, 256 p.
[4] Patrice Debré, Jacques Monod, coll. « Grandes Biographies », Flammarion, Paris, 1996, 367 p. Patrice Debré avait publié antérieurement dans la même collection une biographie de Louis Pasteur.
[5] OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
[6] En 1965, le prix Nobel de physiologie ou de médecine était attribué à André Lwoff, Jacques Monod et François Jacob « pour leurs découvertes concernant le contrôle génétique de la synthèse des enzymes et des virus ».
[7] Ambilly est une commune française située dans le département de la Haute-Savoie, en région Auvergne-Rhône-Alpes. Elle fait partie de l’agglomération transfrontalière du Grand Genève.
[8] Pierre Cécile Puvis de Chavannes, né à Lyon le 14 décembre 1824 et mort à Paris le 24 octobre 1898, est un peintre français ; considéré comme un précurseur du symbolisme, il est une figure majeure de la peinture française du XIXe siècle.
[9] Jules César Alphonse Romuald Dor de La Souchère (1888 – 1977), helléniste, professeur au Lycée Carnot de Cannes, archéologue ; fondateur et directeur du Musée Picasso d’Antibes. Mieux connu sous le nom de Romuald Dor de La Souchère.
[10] Cal Tech : Le California Institute of Technology (« Institut de technologie de Californie »), en abrégé Caltech ou plus rarement CIT, est une université privée américaine créée en 1891. Elle se situe à Pasadena, à l’est de Los Angeles, en Californie. Elle compte près de 500 professeurs et chercheurs et de 2 700 étudiants dans un campus qui accueille aussi le Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la NASA où travaillent 5 200 personnes.
[11] Le procès de Bobigny est un procès contre l’avortement qui s’est tenu en octobre et novembre 1972 à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Cinq femmes y furent jugées : une jeune femme mineure — Marie-Claire Chevalier — qui avait avorté après un viol, et quatre femmes majeures, dont sa mère, pour complicité ou pratique de l’avortement. Ce procès, dont la défense fut assurée par l’avocate Gisèle Halimi, eut un énorme retentissement et contribua à l’évolution vers la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse en France. On notera que Jacques Monod avait pris en charge les frais de l’avortement pour aider cette famille en difficulté financière et sachant qu’à ce titre, il serait considéré comme complice.
[12] Pierre Dac, Du Côté d’ailleurs, Julliard, Paris, 1966 ; Presses Pocket, 1979, 183 p., p. 73
[13] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe – Essai sur l’absurde, 1942, Gallimard, Paris, 189 p.
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