
La Confession espiègle de Till Ulenspiegel
Marco Valdo M.I.
Dans cette Confession espiègle, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Till Ulenspiegel, surnommé l’Espiègle, né à Damme en 1527 et disparu en 1581, accusé d’impiété. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère aux écrits de Charles De Coster[3] ainsi qu’à ceux de Marco Valdo M.I.[4] et aux dossiers secrets de l’Inquisition romaine.
Bonjour, Monsieur Till Ulenspiegel. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Till Ulenspiegel, né le 21 mai 1527 à Damme en Flandre et disparu en 1581.
Monsieur l’Inquisiteur, je suis Till, fils de Claes le charbonnier de Damme et de Soetkin la douce, ma bonne mère, que Katheline, la bonne sorcière accoucha. J’avais un point noir sur l’épaule, que l’on disait être la « marque du Diable » et cependant, je grandis insouciant cherchant les oiselets et les papillons dans la campagne. Je suis « Ulen spiegel », ce qui veut dire « votre miroir », vous renvoyant votre image.
Une « bonne sorcière », comme vous y allez, Monsieur Till. Ne les brûlait-on pas en ces temps-là ? Je voudrais bien savoir en quoi ces impies, ces filles du diable seraient bonnes.
Oui, dit Till, on les brûlait, on les noyait et c’était le plus souvent le fait de vos prédécesseurs. Mais en réalité, que sont-elles ces sorcières que vous accusez si injustement ? Dans les campagnes et les villages jusque dans les quartiers des villes, les sorcières soignent gens et animaux, consolent les mourants et mettent fin à leurs peines à l’aide de certaines plantes, de tisanes et de coussins, et pour tout ce qui est des soucis féminins, elles conseillent les femmes et de surcroît, elles aident les petits à naître : ce sont de sages femmes. La sorcière est l’incarnation de la Mère universelle que l’Église a voulu occulter et supplanter par la Madone ; alors, votre Église calomniait ces bonnes femmes, les pourchassait et les éliminait. Quant à Katheline, elle avait le tort de voir et dénoncer l’injustice du monde ; elle disait : « En haut, les mangeurs de peuple ; en bas, les victimes ». Katheline, la bonne sorcière, qui m’avait mis au monde, la mère de Nelle, ma tendre amie, après avoir eu les pieds et la tête brûlés était devenue folle et s’en allait partout disant : « Le feu ! Un trou ! L’esprit veut sortir ! » Cela non plus, je ne pourrai jamais le pardonner.
Passons, dit l’Inquisiteur. Dites-moi maintenant, Monsieur Till, un peu plus long sur votre enfance.
Mon enfance fut plaisante, Monsieur l’Inquisiteur. J’ai crû en malice, je dansais, je courais les bois avec les chiens sauvages, je me gaussais, j’étais zwanzeur.
Vous zwanziez ? C’est-à-dire ? De plus, Monsieur Till, vous ne m’avez rien dit de la religion de votre enfance ; dites-en quelques mots.
Zwanzer ? Vous ne savez pas ce que veut dire « zwanzer » ; je vous l’explique. Zwanzer, c’est un mot de chez nous, de cette langue d’entre-deux dont on use communément ; un mot qui veut dire en français, grosso modo, blaguer, plaisanter, faire des plaisanteries, tourner en bourrique, taquiner… Voilà tout. James Ensor parlait de zwanzeur dans son Discours de Kermesse ; c’était en 1899. Comme je vous l’ai déjà dit, mon enfance fut heureuse et insouciante. En ce temps-là, Monsieur l’Inquisiteur, j’adorais le rommelpot, instrument bruyant, mais festif. J’étais amoureux de la musique ; c’était là ma religion. Cependant, rassurez-vous, Claes mon père m’enseigna le respect de l’autre et le goût de la liberté. C’était mieux qu’une religion, c’était une morale. Mon père disait : « Fils, n’ôte jamais à homme ni bête, sa liberté. À l’ombre ou au soleil, laisse aller et vivre chacun comme il lui plaît. » On ne saurait donner meilleur conseil à un enfant.
Parlez-moi de votre famille et de votre jeunesse. Enfant, vous avez dû aller à l’école.
À quelle école ?, Monsieur l’Inquisiteur, il n’y en avait pas d’autre que celle de papa. Pour le reste, il y avait l’école champêtre, l’école de la vie. Il y avait Nelle, la fille de Katheline, et il y avait Till, le fils de Soetkin, si vous voyez de quoi je veux parler. Rassurez-vous, à cet âge précoce, c’était encore un amour d’enfants.
Dites-moi, Monsieur Till, alliez-vous à la messe, fêtiez-vous les fêtes religieuses, participiez-vous aux offices et aux processions ?
À la messe, aux services des offices, Monsieur l’Inquisiteur, j’y suis allé juste ce qu’il a fallu. Pour les fêtes et les processions, ce fut pareil. J’aimais bien ces rassemblements, mais je devais être trop enthousiaste ; ce fut mon tort. Avec l’ami Lamme, un jour de Fête des Morts, puisque fête c’était, je fis la fête ; en confession, on me dénonça ; on me mit en prison ; puis, à défiler pieds nus à la procession ; puis, en punition, on m’envoya en exil pour trois ans, à Rome, chez Jules, qui en ce temps-là était Pape, chercher ma rémission. J’enfilai l’habit du pèlerin et m’en fus apprendre mes leçons sur les chemins. Au moment de partir, Nelle m’avait murmuré à l’oreille : « Sois prudent ou ils te brûleront ! ». J’étais d’amiante, je suis revenu. Avec l’onction papale en plus.
Donc en guise d’école, encore adolescent, vous êtes allé en pèlerinage à Rome, dit l’Inquisiteur.
Oui, ce fut mon école, recommandée par l’Église et j’y ai appris beaucoup. J’y ai connu les gens, je les ai vus travailler les champs et les vignes, je les ai vus rire et danser, j’ai vu le soleil grandir et occuper tous les jours entiers. J’ai connu le parfum du printemps, celui de l’été, les humeurs de l’automne, les jours blancs de l’hiver. J’ai vu des campagnes, des villages et des villes ; j’ai traversé les montagnes. J’y ai connu la vie et mille aventures. Mais aussi, j’ai senti de terribles odeurs, j’ai vu fleurir l’horreur, les têtes sur les piques, les filles jetées à l’eau, les hommes écartelés, sur la roue, frappés de barres de fer, les femmes enterrées vives et les bourreaux danser. Tout cela béni par l’Église. J’ai vu le sang, j’ai vu le feu, j’ai connu le monde dément. J’ai mûri du malheur des gens, j’ai vu la peur et j’ai appris la rancœur.
Vous avez été à Rome ?, demande l’Inquisiteur, avez-vous vu Sa Sainteté le Pape ? Lui avez-vous parlé ? Qu’en avez-vous pensé ?
Monsieur l’Inquisiteur, je m’en vais vous conter tout ça. Après avoir longtemps traversé cette terre toute enfumée de religion, arrivé à Rome, je m’en fus chez une hôtesse. Je lui expliquai que j’étais venu demander pardon au Pape. Émue, impressionnée, incrédule, elle me promit cent florins, si je parlais vraiment au Pontife. J’allai à la messe qu’il disait ce jour-là. Durant son office, je fis cent grimaces pour attirer sur moi son attention. Je tournai le dos à la Sainte-Croix, je boudai le calice, je refusai l’hostie. Jules, car ainsi il s’appelait ce pape-là, me demanda le pourquoi de ma pantomime ; je lui exposai que pèlerin, je n’avais pas le droit de voir tout cela. Il m’a demandé : à quoi tu crois ? Quelle est ta foi ? Je lui ai répondu : « Je crois ce que vous croyez que je crois. » Il m’a béni et je lui ai payé le « pardon écrit », qu’il m’a fait de sa main, ornée d’une grosse pierre précieuse ; l’hôtesse m’a donné les cent florins et je suis reparti ; j’ai repris le chemin des pèlerins, mais dans l’autre sens.
Ai-je bien entendu, demande l’Inquisiteur, vous avez payé au Pape un « pardon écrit » ?
Eh oui, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai dû lui payer une belle somme – de la main à la main – pour avoir ce document qui m’était indispensable afin de prouver que j’avais bien obtenu le pardon du Pape ; ce à quoi, j’avais été condamné à pèleriner trois ans jusque Rome. Cette vénalité papale vous étonne ? Que diriez-vous alors des indulgences qui se vendaient à tour de bras : c’étaient des pardons tarifés, qui faisaient l’objet d’un vrai négoce jusque sur les marchés des villages. Mon père, Claes le charbonnier, s’en était procuré pour une durée de dix mille ans. C’est encore d’usage à l’heure actuelle ; l’Église a publié en 1999 un Manuel des Indulgences . Et moi, j’étais tout jeune encore et je savais déjà tout ça. Mais à mon père Claes, acheter ces indulgences ne porta pas bonheur.
Comment ça ?, demande l’Inquisiteur, racontez-moi.
Un jour, au messager venu du Nord qui était arrivé à la maison pour annoncer à mon père Claes la mort de son propre frère Josse, supplicié sur la roue pour cause de liberté de conscience, mon père dit à basse voix : « La Prostituée romaine un jour tombera ». Le poissonnier l’avait entendu et le dénonça. Par l’Inquisiteur questionné, Claes jamais n’abjura et ainsi, on le condamna à mort et on le brûla. D’une part de ses biens, le poissonnier hérita ; le reste allait au roi. J’ai prié Dieu, mais Dieu n’entendit rien. Sur la place du marché, je vis mon père Claes tout vif être rôti au feu. J’ai entendu son dernier cri et avec Soetkin, ma douce mère, j’ai été sur les restes du bûcher ramasser ses cendres ; je les ai toujours avec moi dans cette petite pochette que fit ma mère et que je tiens toujours sur ma poitrine. Tels furent mes cours de religion, tel fut mon catéchisme. Dès ce moment, en mon cœur, je décidai de ma loi : l’idole papale, tu ne prieras pas. Mais ce contentieux ne s’arrête pas là. J’ai promis alors de venger ces crimes – l’exécution de mon père et la mort de ma mère, emportée par le chagrin – et de chasser l’occupant. Comme vous le savez, en cela, je n’étais pas seul ; dans les Pays entiers, c’était la révolte contre l’Église romaine. J’entamai la guerre contre ce Dieu-là, mais en vérité, toute la foi que j’aurais pu avoir s’était consumée au bûcher.
On a tué votre père, fait mourir votre mère, dit l’Inquisiteur, je comprends votre colère. Mais de là, à devenir ennemi juré de notre Sainte Mère l’Église et de Dieu, notre Père, comment avez-vous pu faire cela ?
Oui, certainement, j’ai fait cela, Monsieur l’Inquisiteur, et cette sainte vengeance m’a d’abord réformé l’esprit et si vous le désirez, je montrerai par quelle voie je m’en fus hors des griffes de Sa Sainteté et de sa croyance pervertie. Ceci est nécessaire, car je vous dirai ensuite ce qu’il en advint et que si je ne vous le contais, en vain, vous chercheriez. D’abord, avant même de m’engager dans cette guerre, j’ai comme en passant réglé son compte au poissonnier ; un soir, dans le canal, je l’ai poussé ; je ne l’ai pas vu remonter. Ça m’a soulagé un peu le cœur, mais ça n’a pas éteint ma douleur. Il en réchappa cependant, mais je l’ai retrouvé plus tard ; il vivait caché et s’était fait loup-garou pour tuer et voler les gens ; je l’ai piégé, on l’a arrêté et on l’a condamné à être torturé, puis brûlé à son tour. Ensuite, il y eut l’hiver ; puis, le printemps où je retrouvai Nelle, et je fis d’elle ma mie fidèle pour la vie. Tandis que dans les prés du désert prêchaient les apôtres de la vraie Religion, revint le temps des inquisiteurs catholiques et ibériques qui traquaient les hérétiques avec une terrible ardeur. En un sermon batailleur, le Père Cornélis prédisait : « À ceux qui ont trahi l’Église, aucune faute ne sera remise ; la colère de Dieu est sans pitié pour ceux qui l’ont abandonné. » En réponse, on entendait : « Que périsse l’envahisseur et meure sa religion ! », cette incendiaire parole courait le pays et moi, j’entendais les Gueux d’Anvers, plus audacieux encore, qui disaient : « Il n’y a pas de Dieu, ni de vie éternelle, ni de résurrection, ni d’éternelle damnation. » Alors, j’entrai en résistance et j’entrepris à nouveau un pèlerinage, mais cette fois, vers le Septentrion où prospérait la juste foi.
Et l’Inquisiteur demande : que sont donc ces apôtres, car les apôtres sont les disciples de Jésus, notre Seigneur et aussi, qu’alliez-vous faire dans le Nord ?
Monsieur l’Inquisiteur, comme vous le savez aussi bien que moi, les apôtres sont les disciples du Seigneur et ils vont de par le monde porter la bonne parole d’Évangile. En quelque sorte, ils sont les porte-voix du Christ. Les apôtres dont je parle, ce sont les hérauts de la Réforme et à ce titre, vos prédécesseurs les poursuivaient et les essorillaient pour mieux les reconnaître et les révéler. Quant à ce que j’allais faire plus au Nord en compagnie de mon ami Lamme, c’était rejoindre les armées qui luttaient contre l’envahisseur espagnol afin de rendre la liberté aux gens des pays et de les débarrasser de l’oppression catholique. Rappelez-vous, les inquisiteurs et leurs suppôts avaient tué mon père, avaient fait mourir ma mère et m’avaient torturé, moi, l’enfant de ces malheureuses gens. Dans le même temps, avec Lamme et nos deux ânes, de village en village, de ville en ville, je portais le message d’Orange – « Mettez à l’abri femmes et enfants, l’Espagnol armé arrive en conquérant » – et je prônais la défense de la bonne cause. Nous alertions partout de la venue des soudards et nous connûmes mille péripéties que je ne vous conterai pas. Je vous dirai cependant deux mots de cet imprimeur, martyr de la bonne cause, qui de jour, imprimait vos édits et de nuit, les livres et les feuillets de liberté, jusqu’à ce que par vos soins, la tête lui fut tranchée. Mais pour mieux vous éclairer, je vais vous chanter le refrain de ma petite chanson comme je le faisais partout chemin faisant ; elle avait un certain succès :
« Ô, Gueux ! Vive la rose !
L’Espagnol s’en ira,
Ô, Gueux ! Vive la rose !
Et ne reviendra pas,
Vive la rose et le lilas ! »
Après cet intermède musical, demande l’Inquisiteur, poursuivez votre récit qui m’intéresse vivement. Et puis, que sont ces Gueux, d’où sortent-ils ?
Les Gueux sont les partisans de la révolte contre l’occupation espagnole et comme ils sont pour la liberté de conscience, ils sont également désignés par l’Inquisition comme hérétiques et de plus, l’hérésie est proclamée crime de lèse-majesté – ce qui, soit dit en passant, permettait au Roi de confisquer tous leurs biens. Le mouvement des Gueux est tout d’abord une grande fuite devant la venue des égorgeurs ; ensuite, dans le Nord des Pays, une armée se forge, se renforce et mène la guerre contre l’armée du Roi d’Espagne et ses soutiens catholiques. Ainsi a commencé la lutte pour l’indépendance des Pays et la liberté de conscience des gens. C’est cette armée que rejoignent les Gueux et moi avec eux. Ainsi je fus désigné hérétique. Pour atteindre le Nord, il me fallait passer par Maastricht où était l’armée espagnole. On organisa une fausse noce et ainsi, en payant le curé, je me mariai à l’Église avec Tannekine ; c’était un mariage blanc, utile pour les papiers seulement, délivrés par un inquisiteur, lesquels attestaient notre soumission à l’Église. Ainsi, je fis ma Joyeuse Entrée à Maastricht, avec mon épouse et toute la noce, accueilli par le Duc d’Albe en personne ; et les gens disaient : « Duc de sang niais, As-tu vu l’épousée ? » ; et pendant ce temps, Nelle disait :
« mon cœur n’est pas ici,
Il vague au loin avec mon ami.
Mon ami Till, le libre esprit
Qui marche de pays en pays,
Semant partout les pépins de liberté
Qui poussent et repoussent dans l’éternité. »[6]
Et après, demande l’Inquisiteur, vous avez encore trahi le Bon Dieu, son Église et la confiance de l’Inquisiteur.
Et même celle du Duc d’Albe et celle du Roi, répond Till. Car tout au long du chemin vers l’armée de liberté, je fis avec Lamme, mille choses clandestines : l’espion, le passeur, le collecteur de fonds, le messager secret et l’assassin, au besoin. En ce qui concerne la religion, l’ami Lamme dit bonne philosophie et je vous répercute cet avis, car je le partage :
« Et nous sommes fous, nous, hommes de peu
De nous crever les yeux
Pour tous ces grands de la terre
Qui font entre eux la guerre.
Ils invoquent Dieu, la religion, les mystères
Dont en vérité, ils n’ont rien à faire
Et nous non plus, d’ailleurs
Qui supportons ces malheurs. »[7]
Ensuite, conte Till, chemin faisant, j’ai démasqué et vaincu le loup-garou – je vous ai déjà dit que c’était le poissonnier – et mis à mal une fois encore la superstition. Comme la terre des Pays était entièrement par l’Espagnol occupée, les Gueux s’étaient envolés sur la mer. C’est là que nous les avons rejoints ; c’est là qu’on trouva la victoire. On prit la ville de Gorcum, qui avait capitulé. C’est là aussi que je rompis avec la Réforme et que je me suis une fois encore marié.
Vous avez rompu avec la Réforme, s’étonne l’Inquisiteur. Expliquez-moi cela ; et je suis aussi curieux de ce second mariage.
La ville de Gorcum avait capitulé et on promit que tout qui voulait en sortir pour quitter le pays bénéficiait d’un sauf-conduit. Mais la parole n’a pas été tenue et les dix-neuf moines furent retenus et puis, pendus ; tout simplement, car ils étaient des religieux catholiques. Promesse de paix est promesse sacrée, sans tenir les paroles de paix comment pourrait-on vivre encore ? Par ailleurs, j’avais ouï dire de la Saint-Barthélémy où les corbeaux par nuées se repaissaient de ce carnage de réformés. Je vis alors que les religions et les doctrines ennemies se valent les unes les autres et que pour s’imposer, elles sont impitoyables. Ce pourquoi, je me détachai d’elles toutes. Quant à mon second mariage, il est le résultat heureux d’une vieille coutume qui veut qu’un condamné à mort peut être sauvé au dernier moment qui précède son exécution à la condition qu’une jeune fille – supposée vierge et pucelle – déclare le prendre pour époux. D’avoir reproché aux chefs des Gueux la pendaison des moines, j’allais à mon tour être pendu quand de la foule surgit Nelle qui hurlait : « Cet homme est le mien. Je le prends pour mari. » Pour respecter les us et coutumes, et sans doute sous pression de cette foule, on me gracia. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Même si, comme vous le pensez sans doute, c’était encore une fois un mariage non consacré ; cependant, comme il est dit dans la Légende, Nelle et moi, l’Ulenspiegel, Till, unis, nous tenant par la main, nous errerons à jamais dans l’immensité sauvage de l’universalité du monde.
Je vois, dit l’Inquisiteur, que vous avez conservé votre esprit frondeur et votre gouaille impudente…
Voyons, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai toujours été zwanzeur, c’est un fait établi par la Légende et bien d’autres récits, mais vous n’avez quand même jamais imaginé que j’allais troquer l’esprit de liberté et la raison consciente contre la génuflexion soumise du cœur et l’obséquieuse prosternation de l’âme. Quant à mon ami et frère d’aventures, Lamme Goedzak, lequel ayant retrouvé son épouse Calleken – c’était l’objet de sa quête –, au moine Cornélis Adriaensen, Broer Cornelis Adriaensen, le prêcheur, Frère Cornélis Vauriensen, dont je vous parlais tout à l’heure, le menteur, le luxurieux, le pervers et le séducteur de femmes crédules, qui au nom de Dieu s’empressait à lever le voile de chasteté chez ces dames, à ce tonsuré, Lamme fit subir un terrible châtiment en paiement de ses manœuvres délictueuses. Je vous rappelle que c’est ce même moine Adriaensen qui éloigna, par le vœu et la prière, la douce Calleken de son homme Lamme, lequel en fut réduit à la famine conjugale tout au long de notre long voyage. Lors donc, voyez le tour que peut prendre la vengeance de l’incroyant et de l’impie ; Lamme, ayant sous la main ledit religieux, lequel était assez gras, l’enferme en une cage et le nourrit et le gave jusqu’à l’étouffer de son vice alimentaire. De mémoire, il en fut ainsi exactement : « Au moment où « les marins veulent pendre le frère effronté, Lamme dit : “Laissez-moi ce porc, je vais l’engraisser !” Et Lamme fait mettre en cage le cénobite énorme et le nourrit ; et de ce prêtre furibond, il fait une grasse houri. »[8]
Dans le fond, Monsieur Till, pouvez-vous me dire la leçon que vous avez tirée de cette vie aventureuse et féconde.
Oui, Monsieur l’Inquisiteur, je vais vous la dire telle qu’elle apparaissait déjà dans la préface à L’Heure de l’Hirondelle[9]. Une leçon qui se prolongera aussi loin dans le temps que survivra l’espèce humaine : c’est la libération – sans cesse remise en cause et toujours recommencée – de l’être humain, de son esprit, de sa conscience vis-à-vis de toutes les formes d’endoctrinement, de religion et d’idole. Bref, c’est le refus de toute soumission, de tout assujettissement, qui sont les fondements des dictatures, même quand ces dernières se présentent sous les apparences de la démocratie et qu’elles se revendiquent d’une loi de majorité. Cette indépendance, cette autonomie de l’être, de l’esprit, de la conscience et de la pensée sont les conditions premières et dernières de la vie individuelle, de cette vie du corps et de l’esprit qui pour l’humain, est la vie même – la seule qui soit et qui vaille.
Maintenant, Monsieur Till, il me faut conclure mon enquête et déterminer si en conscience ecclésiastique et inquisitoriale, au nom de notre Sainte Mère l’Église catholique, apostolique et romaine, je vous catalogue parmi les impies, les hérétiques, les incrédules, les incroyants et même, j’ose le dire, parmi les athées. Oui, monsieur Till Ulenspiegel, je vous tiens pour athée. Ainsi soit-il.
En effet, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai rejoint les Gueux d’Anvers qui disaient : « Il n’y a pas de Dieu, ni de vie éternelle, ni de résurrection, ni d’éternelle damnation. ». Aussi, je me catalogue moi-même parmi les impies, les hérétiques, les incrédules, les incroyants et même, j’ose le dire, parmi les athées.
Athée, je fus ; athée, je reste. Ainsi soit-Till.
[1]. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Terry Pratchett, Marie Curie, Charles Darwin, Jésus, Giordano Bruno, Voltairine de Cleyre, Jacques Monod.
[2]. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
[3]. Charles De Coster, La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs, Librairie Internationale, Paris, 1867, 480 p.
[4]. Marco Valdo M.I., La Geste de Liberté, 3 tomes : La Chanson de Till (207 p.), La Route clandestine (218 p.), L’Heure de l’Hirondelle (218 p.), LLP – LE LIVRE EN PAPIER, La Louvière, 2019. voir Catalogue LLP.
[5]. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
[6]. Marco Valdo M.I., Les Fiancés de Mai, in La Geste de Liberté, op.cit., La Route clandestine, p. 140 ; voir également, Les Fiancés de Mai, dans les Chansons contre la Guerre, 2018.
[v]. Marco Valdo M.I., Lamme philosophe, in La Geste de Liberté, op.cit., La Route clandestine, p. 180 ; voir également, Lamme philosophe dans les Chansons contre la Guerre, 2018.
[7]. Marco Valdo M.I., Le Moine de Lamme, in La Geste de Liberté, op.cit., L’Heure de l’Hirondelle, p. 204 ; voir également, Le Moine de Lamme dans les Chansons contre la Guerre, 2018.
[8]. Marco Valdo M.I., Préface, L’Heure de l’Hirondelle, Tome 3, La Geste de Liberté, op.cit., p. 8.
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