La Confession « fantasiste » de Terry Pratchett

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession fantasiste[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Terry Pratchett, né à Beaconsfield (Buckinghamshire) en 1948, connu comme écrivain, romancier, satiriste, humoriste, fantasiste, science-fictionniste et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Terry Pratchett – environ cinquante volumes pour le cycle du Disque-Monde et celui de La Longue Terre –, à sa biographie[4] et à sa conférence « Shaking Hands with Death »[5] ainsi qu’à d’autres sources.

Bonjour, Monsieur Terry Pratchett. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [6] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Terence David John Pratchett, né le 28 avril 1948 en Angleterre à Beaconsfield dans le Buckinghamshire, et mort le 12 mars 2015 à Broad Chalke dans le Wiltshire.

Hello, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi, appelez-moi Sir Pratchett, Sir Terry ou Terry, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur. Sir Pratchett, ça me convient, ça m’a l’air comme qui dirait très élégant.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, et c’est civil ; personnellement, je ne m’attendais pas à ce qu’on m’accorde un jour le titre de Sir. Il paraît que la défunte Reine, par ailleurs cheffe de l’Église anglicane, avait insisté pour m’adouber chevalier et me parer de ce titre. Sans doute appréciait-elle mes livres.

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, ma mission consiste essentiellement à examiner votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu.

Monsieur l’Inquisiteur, mon rapport avec votre Dieu est simple. En ce qui me concerne, il est absolument certain et démontré que je suis l’auteur du Disque-Monde. Par contre, on dit de votre Dieu qu’il a créé le Monde – celui que les mages de l’Université de l’Invisible appellent le Globe-Monde –, mais c’est très fortement contestable et d’ailleurs, très fortement contesté, quand ce n’est pas carrément nié. Ainsi par exemple, selon moi, ce sont les mages de l’Université de l’Invisible (U.I.)[7] qui ont créé le Globe-Monde ; en fait, c’est Sort, l’ordinateur de l’U.I., qui a lancé le programme Globe-Monde[8]. Mais n’entrons pas dans les détails, on n’en sortira pas.

Mais enfin, Sir Pratchett, Dieu n’est pas un détail.

Monsieur l’Inquisiteur, il ne faut pas vous désespérer comme ça ; peut-être que finalement, on y arrivera. Donc, moi, je suis un auteur de fantasie, et des dieux, des religions, des fois, des croyances, j’en invente tout le temps. Ainsi, mon rapport à Dieu, la religion, la foi, la croyance et tout ça est celui de créateur à créatures, car en l’occurrence, le créateur, c’est moi. Et comme tous les créateurs, je dépends de mes personnages et de leur façon de considérer les choses ; s’ils voient un Dieu ou se disputent avec lui, je dois accepter pour le récit de créer ces dieux et de les faire vivre eux aussi. Ce sont les effets du narrativium[9] ; c’est le principe même de la création de dieux par les humains. Tenez, prenez Mau, le personnage de mon roman Nation[10], quand il se retrouve tout seul après la disparition de tout son peuple dans un tsunami, pris d’un accès de colère, il dénonce les dieux coupables de cette disparition. Qui plus est, il leur reproche de ne pas exister (ils n’ont rien pu faire). En même temps, il a besoin que ces dieux existent pour qu’il puisse les engueuler, les vilipender, les maudire. Ou bien, toujours Mau, dans le chapitre opportunément intitulé La Pêche aux Dieux, il découvre les dieux : « Voilà ce que sont les dieux ! Une réponse passe-partout ! Parce qu’on doit trouver à manger, mettre des enfants au monde, vivre sa vie et qu’on n’a pas le temps pour de grandes questions compliquées et inquiétantes. » Dans Le Dernier Continent[11], on rencontre un Dieu, unique dans son monde – il sévit sur une petite île quelque part dans le temps –, mais il s’agit d’un vrai Dieu patriarche, en longue robe, avec une grande barbe et des cheveux blancs. C’est le Dieu de l’Évolution (« Pardon ? Est-ce que j’ai bien compris ? Vous êtes un Dieu de l’évolution ? Fit Cogite. – Euh, c’est mal ? S’inquiéta le Dieu. »[12]) qui a créé une sorte d’évolution du modèle classique, mais ultra-rapide ; un Dieu omniprésent, omnipotent dans les limites de son île. C’est un Dieu athée, il ne croit même pas en lui-même.

Oui, je vois, dit l’Inquisiteur, qu’avez-vous à raconter d’autre ? Pouvez-vous détailler un peu, nommer vos dieux ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous demandez beaucoup. Il y a trois mille dieux importants connus dans le Disque-Monde et des théologiens chercheurs en découvrent d’autres toutes les semaines. Je vais donner quelques noms à titre d’échantillons : Alohura, déesse de la foudre ; Aniger, déesse des animaux écrasés ; Astoria, déesse de l’amour ; Bilieux, dieu des gueules de bois ; Biturun, dieu du vin ; Cubal, dieu du feu ; Flatulus, dieu des vents ; Hypermétrope, déesse des chaussures ; Io l’aveugle, chef des Dieux ; Jimi, dieu des mendiants ; Kouah, déesse du ciel ; Nuggan, dieu des trombones et des articles de bureau ; Offler, le dieu crocodile ; Patina, déesse de la sagesse ; Pétulia, déesse de l’affection négociable ; Urika, déesse des saunas ; Vometia, déesse du vomi ; Zéphir, dieu des brises légères. Notez que c’est à peu près pareil dans notre monde ; je ne sais pas si on en a établi une liste complète, mais vous pouvez toujours lire celle des dieux de la mythologie grecque – il y en a des pages[13] et il ne s’agit que de divinités de la Grèce d’antan –. Je vous laisse réfléchir au reste du monde et du temps. Dans le Globe-Monde, comme sur le Disque-Monde, il doit y en avoir des milliers au moins.

Enfin, Sir Pratchett, dites-moi un peu d’où ils sortent tous ces dieux de votre Disque-Monde ?

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, comme tous les dieux de tous les mondes et de tous les temps, ce sont des créatures imaginaires sorties d’un cerveau humain ; en l’occurrence, le mien. Dans le Disque-Monde, comme d’ailleurs dans celui-ci, ils vont, ils viennent, ils apparaissent, ils disparaissent, ils pullulent, ils tombent en désuétude. Donc, le Disque-Monde a des dieux comme d’autres ont des bactéries. La plupart ne font jamais l’objet d’un culte, ce sont des petits dieux, car ce qui leur manque, c’est la foi. Une poignée connaissent un destin un peu plus glorieux. N’importe quoi peut favoriser un tel destin. Un berger à la recherche d’un agneau… L’ennui avec les dieux, c’est que si assez de fidèles (en vérité, un seul suffit) se mettent à croire en eux, ils se mettent à exister. On s’imagine que le processus est toujours le même : d’abord, l’objet, puis la croyance. En réalité, ça se passe dans l’autre sens. Les dieux sont manifestement créés par ceux-là même qui croient en eux. Les dieux et les hommes sont inséparables parce que les dieux ont besoin qu’on croie en eux et que les hommes veulent des dieux.

Ce n’est pas très clair tout ça, Sir Pratchett. Si je comprends bien, Dieu serait une création humaine.

C’est exactement ça, Monsieur l’Inquisiteur ; un dieu ne peut exister que si au moins un humain l’invente, l’imagine, le crée et lui donne l’existence. Dès lors, il est facile de comprendre la nature d’un dieu : c’est un fantasme.

Au fait, Sir Pratchett, d’après ce que je comprends, vous seriez le créateur du Disque-Monde.

Oui, c’est ce que j’ai dit, Monsieur l’Inquisiteur, mais il serait plus correct de dire que j’ai écrit pendant des décennies Les Annales du Disque-Monde. Ma véritable intention était de raconter des histoires sur le mode de la fantasie, dont j’étais fan depuis la fin de mon enfance. Pour raconter ces histoires, il a bien fallu que j’aie un monde où les situer, un monde où, conformément aux habitus de la fantasie, telle que l’avait quasiment canonisée J.R. Tolkien avec son Seigneur des Anneaux, il y fallait des trolls, des nains, des elfes, des vampires, des loups-garous, des gobelins, des gnomes, des golems, des morts-vivants, des zombies, etc. J’ai commencé à raconter l’histoire de ce monde et puis, tout s’est développé sous mes yeux au fur et à mesure et j’ai découvert un peu avant mes lecteurs que ce monde était plat, rond, qu’il avait ses peuples, qu’il avait ses continents, qu’il avait ses propres lois, ses exigences et bien entendu, ses dieux et ses religions. C’est ainsi que se créent les mondes imaginaires. Mon avis est qu’à partir du moment où il s’est mis à exister, le Disque-Monde a continué à le faire. Moi, je tenais la plume, au début ; ensuite, je me suis tenu au clavier. À la fin, à cause de la progression d’Alzheimer, pendant des années, disons de 2008 à 2015 et jusqu’au bout, j’ai dicté à mon ordinateur grâce à la reconnaissance vocale.

J’aimerais savoir, Sir Pratchett, ce qu’est la « fantasie », pouvez-vous donner un exemple ?

Vous voulez un exemple de fantasie ? Eh bien voilà : Il y a une espèce qui vit sur une planète à quelques kilomètres au-dessus d’une roche en fusion et à quelques kilomètres en dessous d’un vide prêt à lui aspirer l’air des poumons. Elle vit dans une brève période géologique entre des âges glaciaires. Pour ce qu’elle en sait, nulle part ailleurs dans l’univers elle ne resterait en vie plus de dix secondes. Du reste, toute la littérature fait appel à l’imagination, toute la littérature est de la « fantasie » ; il ne saurait en être autrement, c’est même ce qui la constitue. Bien évidemment, l’Odysséel’Iliade sont de la « fantasie » et peut-être comprendrez-vous mieux quand je vous dis que la Bible et le Coran et les Upanishad ou la Légende dorée sont de la « fantasie ». Encore un exemple ? Tout Shakespeare en est. En fait, la « fantasie » est à l’origine même de ce fourre-tout qu’est la littérature. Maintenant, considérée plus étroitement, ramenée aux normes éditoriales contemporaines, la fantasie est un genre particulier et une fabuleuse niche commerciale qui se remplit de sorcières, de trolls, de licornes. À propos, je n’écris pas que de la fantasie – comme l’entendent les critiques spécialisés, j’écris aussi de la S.F., de la Science-Fiction, j’en ai même été fan. Jeune, j’ai même assisté à des conventions de la SF. Je rappelle ça, juste pour dire que, à la fin des années septante, je me souviens d’un concours de romans SF où Salman Rushdie était arrivé deuxième. Imaginez qu’il ait gagné – des ayatollahs sur Mars ! – il n’aurait pas eu autant d’ennuis à cause des Versets sataniques, parce qu’il se serait agi de SF et ça n’aurait pas eu d’importance. Notez que ce serait aussi pertinent s’il s’était agi de fantasie. Je vous l’accorde. C’est pareil pour la Bible, le Coran et toutes ces sortes de choses, on aurait – je veux dire l’humanité – évité beaucoup de massacres et d’absurdités, si on avait signalé qu’il s’agissait d’inventions, de récits imaginaires ; pour tout dire, d’élucubrations. À propos, vous fumez quoi, Monsieur l’Inquisiteur ?

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, revenons au commencement, n’avez-vous pas été informé de religion par vos parents ?

Ah, mes parents ! Ils m’ont élevé avec bienveillance, mais sans aucune éducation religieuse. Pour autant qu’il m’en souvienne, jamais mes parents, à l’âge adulte, ne sont entrés dans une église pour des raisons religieuses. Tout se passait très bien avec eux. Mon enfance fut – aussi loin que je remonte – une période que je ne saurais qualifier autrement que d’« idyllique », une sorte d’été qui n’en finissait pas. C’étaient des gens charmants et ils avaient su acclimater notre relative pauvreté pour en faire un mode de vie agréable. Ils s’étaient mariés jeunes et ont vécu ensemble jusqu’au bout. Mon père était mécanicien automobile et sa conception du monde s’en ressentait ; il m’initia aux techniques, au goût des travaux manuels, des bricolages et aux sciences. Ma mère était secrétaire et très imaginative, elle me guida vers les livres, mais aussi l’écriture, l’invention. Je pense que c’est à elle que je dois mon penchant pour la fantasie. Question religion : on vivait dans un monde anglican, quoique de façon distante. Mon père, qui avait fait la guerre au Pakistan, en avait ramené un Bouddha. C’est ce dernier qui régla nos relations avec l’Église. Un jour, le vicaire de passage chez nous déclara le Bouddha, une « icône païenne ». Ma mère l’a foutu à la porte : le vicaire, pas le Bouddha. Ma mère était d’ascendance catholique, mais elle avait rompu avec cette option quand on lui a reproché son mariage anglican. La seule trace de son passé papiste était un crucifix. Elle a bien ri quand à six ans, je déclarai que ce Christ pendu à la croix était une sorte de trapéziste.

Mais Sir Pratchett, n’avez-vous jamais été interpelé par Dieu ?

À vrai dire, non. Et ça n’a rien d’étonnant, n’est-ce pas ? Et même, ça ne m’a jamais inquiété et je vais vous dire pourquoi. C’est la solution au paradoxe du silence de Dieu, qui a agité pas mal de théologiens au cours des temps. Si Dieu existe, pourquoi ne parle-t-il pas ? Je me suis dit : si on considère que Dieu est omniprésent, omnipotent et de surcroît, omniscient, il ne devrait avoir aucune difficulté à m’interpeler, à me parler, à rendre sa présence évidente, indéniable et clore le bec à tous les mécréants. Il pourrait raisonnablement attester de son existence en se faisant entendre de tous, partout et toujours, il pourrait écrire son nom sur les sables des déserts ou aussi grand que l’horizon dans le ciel. La question, telle qu’elle est posée par ceux qui y croient, est évidemment de savoir pourquoi il ne le fait pas. Et si en plus, on considère toutes les maladies, les catastrophes, les famines, les guerres, il y a de quoi douter de son état mental ou de sa moralité et il vaudrait mieux pour lui qu’on n’imagine même pas qu’il puisse exister. En fait, poser la question de l’existence de Dieu, c’est inutile et sans doute, dangereux.

Et pourquoi donc, Sir Pratchett, serait-il inutile de répondre à cette question essentielle ?

La réponse est toute simple, Monsieur l’Inquisiteur, c’est parce qu’il n’existe pas. C’est aussi la seule réponse que les croyants ne veulent pas envisager. Voyez-vous, un athée n’est pas quelqu’un qui croit que Dieu n’existe pas, c’est quelqu’un qui ne croit pas que Dieu existe. Et ça change tout : l’athéisme, c’est carrément de l’incrédulité. Je suis un incrédule. Pour moi, la question de Dieu n’a pas de sens et il n’y a pas de sens d’en débattre également. Finalement, je suis une espèce d’athée – parce que, ma foi, on ne sait jamais…[14] Comprenez ce « on ne sait jamais » au sens d’une affirmation axiomatique ; on ne sait jamais, car on ne peut jamais savoir quoi que ce soit à propos de ce qui n’existe pas. Voyez-vous, par exemple, on peut imaginer qu’un adepte des OVNI soutienne que ne pas croire aux OVNI constitue une croyance différente, à savoir : croire que les OVNI n’existent pas. Toutefois, quand les prétendues preuves s’avèrent des erreurs d’interprétation ou des falsifications, l’opinion contraire ne relève pas de la croyance. On est au niveau zéro de la croyance et une croyance zéro en les OVNI ou aux dieux ne revient pas à croire à leur inexistence. La croyance zéro désigne une absence de croyance, une incrédulité. Je vous accorde cependant que si vous êtes crédule, vous pouvez croire ce que vous voulez et je ne peux vous en empêcher, mais je vous en prie : n’essayez pas d’insuffler la crédulité aux autres et particulièrement, aux enfants. C’est immoral et c’est dangereux – pour les enfants et pour tous – puisque petits enfants deviendront grands.

Oui mais, Sir Pratchett, les religions croient que l’athéisme est une croyance d’un genre différent, une croyance en négatif et forcément, une erreur.

Monsieur l’Inquisiteur, la mauvaise foi nourrit la foi. La plupart des religieux s’efforcent de rejeter l’athéisme de cette façon en le présentant comme une croyance qu’ils (et d’autres) veulent confondre avec l’agnosticisme, lequel prône la neutralité, une sorte d’armistice, où Dieu aurait cinquante pour cent des chances d’exister de son côté ; autant dire que de leur point de vue, avec une chiquenaude, Dieu sortirait gagnant de la confrontation. Eh bien non, 50/50, ça n’est pas ni l’un, ni l’autre ; 50/50, ça ne peut rien prouver du tout et surtout pas son existence. C’est absurde. Quant aux religions, il y a de quoi désespérer. On nous en rebat les oreilles de mille façons et pendant ce temps, au Moyen-Orient, trois peuples qui vénèrent le même Dieu en sont toujours à se battre entre eux. Croire en Dieu ? C’est à se demander comment une espèce peut être aussi bête.

Soit, Sir Pratchett, mais la Création mérite d’être étudiée en tant que processus divin, ne pensez-vous pas ?

Oh, mais j’ai passé bien du temps à confronter le Disque-Monde et le Globe-Monde en tant qu’univers et à comprendre leur création comme processus. Je ne l’ai pas fait seul, j’ai été épaulé par les professeurs Ian Stewart[15] et Jack Cohen[16]. Ce sont les quatre volumes de la Science du Disque-Monde[17], qui met la science des mages de l’Université de l’Invisible d’Ankh-Morpork en miroir avec celle du Globe-Monde jusque et y compris dans les derniers développements de ce siècle, disons jusque 2012. Je vous invite à les lire et à vous faire ensuite une philosophie. Le dernier volume porte d’ailleurs un sous-titre qui certainement vous semblera familier : « Le Jugement dernier ». [18]

Sir Pratchett, quand même, les athées sont minoritaires dans le monde actuel et les croyants sont majoritaires. Qu’en pensez-vous ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y a dans le monde actuel bien plus de croyants en un ou plusieurs dieux ou en n’importe quoi que d’athées. Les croyants sont majoritaires certainement, mais ça revient à mêler des pommes, des poires, des ananas ou n’importe quoi qu’il vous plaira d’imaginer et prétendre que ce sont les mêmes choses. En réalité, ce sont des choses différentes et qu’on ne saurait confondre. Ainsi, si les religions sont toutes des croyances, elles sont chacune minoritaires et n’ont de commun finalement que la foi, sans autre attribut. La foi, c’est le seul lien entre elles, car il n’y en a pas d’autres possibles. Vous admettrez que la foi est le fondement de la croyance au sens religieux. Ceci dit, les croyances des religions sont toutes différentes et exclusives les unes des autres, sinon il n’y aurait qu’une seule religion et pour autant qu’elle soit monothéiste, un seul Dieu. Reste la foi, mais la foi en quoi ? Laquelle ? Et en admettant que ce soit la foi en une religion, quelle religion ? Vous voyez, la foi devient une sorte de concept flou qui s’appuie sur du vent. C’est peut-être ça le souffle divin. D’ailleurs, croire ; il y en a bien qui croient au Père Noël.

Sir Pratchett, vous croyez au Père Noël ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai écrit tout un roman autour du Père Porcher[19], qui dans le Disque-Monde, est quelque chose comme le Père Noël ; le Père Porcher-Noël, c’est le personnage central du solstice d’hiver ; il faut être chrétien fondamentaliste pour ne pas comprendre qu’il existe depuis très longtemps une tradition qui célèbre la renaissance du soleil[20]. Bon, cela dit, je ne suis fidèle d’aucune religion et je ne crois à aucun Père Noël métaphysique, et pourtant, malgré tout ça, j’aime Noël. Entre nous, il vaut mieux demander au Père Noël une paire de pantoufles que la paix sur la Terre. On a plus de chances d’obtenir satisfaction[21]. À ce sujet, par deux fois, alors que je parlais sans détours de sujets comme Alzheimer et la mort assistée, des chrétiens obligeants m’ont dit que je devrais voir dans mon épreuve un cadeau de Dieu. Eh bien, personnellement, j’aurais préféré une boîte de chocolats.

Vous pourriez développer un peu vos réponses, Sir Pratchett, il me semble que c’est un peu court tout ça.

Un peu court ? Vous me tentez, Monsieur l’Inquisiteur, croyez-moi, les Annales du Disque-Monde font comprendre bien des choses et vous y trouverez des réponses à foultitude de vos interrogations. J’ai mis quarante ans, environ cinquante volumes, en tout, plus ou moins vingt mille pages, sans compter le reste, à créer tout ça, qui est ma réponse presque complète à votre demande et si vous voulez, je peux recommencer du début : ça me plairait assez. Voici donc la première phrase de la Huitième Couleur, c’est le Prologue qui parle (comme dans Shakespeare, par exemple) : « Dans un ensemble lointain de dimensions récupérées à la casse, dans un plan astral nullement conçu pour planer, les tourbillons de brumes stellaires frémissent et s’écartent… »[22] Moi, je dois repartir, j’ai à faire ailleurs, mais je vous suggère de prendre le temps de lire tous mes romans.

Sir Pratchett, je vous promets de tout lire et même, deux fois.

Seulement ? Ce sera quand même un bon début, Monsieur l’Inquisiteur. Pour en finir, je vais vous parler de Mort, un personnage (oui, c’est un masculin) que j’avais introduit dans le Disque-Monde dès le premier volume. Il est devenu très populaire. Il s’en explique en disant qu’après tout, ce n’est pas lui qui tue les gens ; la plupart des hommes n’en ont pas peur, mais ils ont peur, du couteau, du naufrage, de la maladie, de la bombe, de tout ce qui précède (de quelques microsecondes, avec de la chance et de plusieurs années quand on n’en a pas) l’instant du trépas. Mort vient ensuite afin de rassurer les nouveaux arrivants qui entament ce nouveau voyage. À propos, mon père ne voulait pas mourir comme une espèce de mort-vivant. Il voulait me faire ses adieux, il voulait me faire une dernière blague et si les infirmières avaient introduit la seringue nécessaire dans la canule, c’est moi qui l’aurais pressée en me disant que c’était mon devoir. Croyez-moi, mon père a eu une bonne mort dans les bras de Morphine.

Sir Pratchett, vous êtes un incurable athée. C’est ce que je dirai dans mon rapport en Haut-Lieu, mais vous avez droit au dernier mot.

Le dernier mot et ce mot était mon dernier message au Globe-Monde – juste un tweet après avoir passé la porte et commencé à marcher dans le désert noir vers la nuit infinie :

« The End »[23] (La Fin).


[1] Fantasiste : Comme il n’existe pas en français de qualificatif pour ce qui relève de la « fantasie » – à l’origine, mot français « fantasie » (en usage encore vers 1450), orthographié ensuite « fantaisie » et depuis le siècle dernier genre littéraire à part entière–, j’ai pris sur moi de créer le néologisme de l’adjectif : « fantasiste », pour désigner ce qui relève de la « fantasie ».

[2] Carlo LeviRaoul VaneigemClovis TrouilleIsaac AsimovJean-Sébastien BachBernardino TelesioMark TwainSatanSavinien Cyrano de BergeracMichel BakounineDario FoHypatieCamiDieu le PèreÉmilie du ChâteletPercy Byssche ShelleyJames MorrowDenis DiderotLouise MichelJean MeslierAlexandre ZinovievEdgar MorinSimone de Beauvoir,

[3] Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).

[4] Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p.

[5] Terry Pratchett, Shaking Hands with Death, Corgi Books, London, 2015, 59 p. On trouve la version française dans Terry Pratchett, Lapsus Clavis sous le titre « Serrer la main de la mort », L’Atalante, Nantes, 2017, 332 p., p.p. 291-311.

[6] OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.

[7] Université de l’Invisible (U.I.) : L’U.I. est le premier collège de magie du Disque-Monde ; elle a été créée, il y a deux millénaires (environ). Voir in Terry Pratchett & Stephen Briggs : Disque-Monde Le nouveau Vade-mecum, L’Atalante, Nantes, 2006, 411 p., p.p. 355-371.

[8] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, La Science du Disque-Monde, Tome I, L’Atalante, Nantes, 2007, 541p., p.63

[9] Narrativium : « Le narrativium est une substance bigrement puissante… L’homme pense par histoires. », in Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Tome I de La Science du Disque-Monde, op.cit., p.12

[10] Terry Pratchett, Nation, L’Atalante, Nantes, 2010, 441 p.

[11] Terry Pratchett, Le Dernier Continent, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2003, 397 p.

[12] Ibid., p.174

[13] PANTHÉON – liste des dieux, déesses, monstres, daemons et autres esprits de la mythologie grecque.

[14] Terry Pratchett, L’Instant divin, in Lapsus Clavis, op.cit. p.224

[15] Ian Stewart est mathématicien, professeur de mathématiques à l’Université de Warwick ; auteur d’un très grand nombre de publications et notamment, Dieu joue-t-il aux dés ?, Flammarion, Champs, Paris, 1998, 600 p. ; et plus récemment, Les dés jouent-ils aux dieux ?Dunod, Paris, 2020, 352 p.

[16] Jack Cohen est un biologiste, spécialisé dans la biologie de la reproduction, Université de Warwick, auteur de nombreuses publications et notamment, avec Ian Stewart et Terry Pratchett.

[17] Les quatre volumes de La Science du Disque-Monde (Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen) ont été publiés en langue française chez L’Atalante, Nantes, respectivement – I : La Science du Disque-Monde (2007), 541 p. ; II : Le Globe (2009), 493 p. ; III : L’Horloge de Darwin (2014), 435 p. ; IV : Le Jugement dernier (2015), 432 p.

[18] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Le Jugement Dernier, Tome IV de La Science du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2015, 432 p.

[19] Terry Pratchett, Le Père Porcher, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2002, 395 p.

[20] Marco Valdo M.I., Noël est à nous (Cantate de Noël – Chant du solstice d’hiver), 2012 et 2018.

[21] Terry Pratchett, Le Sens de mon Noël, Western Daily Press (Bristol) 24 décembre 1997, in Lapsus Clavis, op.cit. pp 209-211.

[22] Terry Pratchett, La Huitième Couleur, (Premier livre des) Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 1996, 287 p., p. 9.

[23] In Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p., p. 259.