La laïcité… mais laquelle ? (I)[1]

Une laïcité ou des laïcités !

Serge Deruette

Limpide et épineuse question que celle de la laïcité.

Limpide, parce qu’aujourd’hui, elle semble aller de soi et s’inscrire dans les valeurs indubitables de l’État de droit.

Mais épineuse tout de même, sinon surtout, en ce que le terme dont tous les laïques se revendiquent ne revêt pas pour eux tous la même définition. Celle-ci se tapit d’ailleurs derrière un brouillard épais que certains tentent parfois de dissiper, mais sans pour autant que leur définition n’emporte l’unanimité.

Une laïcité ou des laïcités

Le fait est que la conception de la laïcité varie selon ceux qui en défendent le principe ou la cause. Une conception qui relève de leur positionnement individuel certainement, mais également, sans que ceux qui le définissent n’en soient nécessairement conscients, de leur positionnement social et politique comme idéologique, de leur militantisme aussi. 

L’importance qu’ils accordent à la défense de la laïcité telle qu’ils la conçoivent est variable et, last but not least, les discours médiatiques à son propos, que ceux-ci soient pro domo ou mainstream, les influencent peu ou prou, au-delà de ce qu’ils en comprennent et en déduisent, ou plutôt, faut-il le dire, bien souvent de ce qu’ils choisissent de comprendre et d’en déduire. 

Il en ressort un imbroglio d’interprétations plus ou moins affirmées, plus ou moins assumées. Cela ne facilite guère les choses, et bien des embruns masquent ce que ses partisans entendent sous ce terme : la laïcité, oui, mais laquelle ? Certains tranchent en optant pour une définition univoque qui se passe de déterminations et ne supporte aucune épithète : la laïcité comme telle, la « laïcité tout court ».

Ainsi ce spécialiste de la laïcité qu’est Henri Peña-Ruiz, alors même qu’il rappelle à juste titre qu’elle inclut « la pleine égalité de traitement des convictions, donc des athées, des agnostiques et des divers croyants », s’en prend-il aux adjectifs « ouverte », « positive » et « plurielle » dont on l’affuble parfois et invoque-t-il pour sa cause des arguments qui ont pour eux toute l’apparence de la logique implacable : 

Parle-t-on de droits de l’homme « ouverts », de démocratie « positive », de justice « plurielle » ? À l’évidence non. C’est bien que les noms, et eux seuls, sont en l’occurrence suffisants[2].

Invocations de « non-discours » sur lesquels je m’accorde aisément, mais non sur leur valeur démonstrative. Car enfin, est-il incongru de parler par exemple de droits de l’homme « occidentalo-centrés », de démocratie « bourgeoise » ou encore de justice « de classe » ? Si l’on s’accorde à exclure des épithètes qui, comme « ouverte », « positive » et « plurielle », n’y ajoutent pas plus de sens que de la dire « grande ou petite », « bonne ou mauvaise », etc., pourquoi la laïcité ne pourrait-elle pas être, elle aussi, « occidentalo-centrée », « bourgeoise » ou « de classe » ? 

En Belgique francophone, Henri Bartholomeeusen, lorsqu’il était président du Centre d’Action Laïque (le CAL), en remettait une couche : pour lui, la laïcité n’est pas « un concept à géométrie variable », une « auberge espagnole » où chacun la qualifierait « à son avantage, d’ouverte ou fermée, de bonne ou mauvaise, voire de politique ou philosophique… ».

Pour lui aussi, « l’adjectiver revient à la dénaturer » puisque, argumente-t-il en reprenant la définition donnée dans les nouveaux statuts dont s’est doté le CAL en 2016 (j’y reviendrai dans la deuxième partie de cet article), par « laïcité »,

nous entendons le principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité d’un pouvoir civil démocratique qui s’oblige à contribuer à l’émancipation des citoyens. La laïcité n’est donc pas plurielle dans sa définition[3].

Cette définition, qui inclut nombre de belles valeurs incontestables, en lesquelles n’importe quel démocrate et humaniste se retrouve, a tout pour emporter l’adhésion. Elle ne manque cependant pas, toute consensuelle et générale se veuille-t-elle être – et en raison précisément de ce qu’elle soit considérée comme consensuelle et générale –, de susciter des questions sur les idées et valeurs mobilisées, aussi inattaquables soient celles-ci :

  • quel « principe humaniste » ? et quel humanisme ?
  • quel « régime des libertés » ? et quelles libertés ?
  • quel « régime des droits humains » ? et quels droits humains ?
  • quelle « impartialité » ? et quelles méthodes pour la déterminer ?
  • quel « pouvoir civil démocratique » ? et quelle forme de démocratie ?
  • quelle « émancipation » des citoyens » ? et quels « citoyens » ?

Les grandes généralités ont souvent besoin d’être précisées. Si donc l’on veut bien ne pas les écarter d’un revers de main, ne peut-on admettre, dans la perspective d’en éclaircir les contours, que la laïcité puisse bien être « plurielle dans sa définition », quelque juste soit-elle de façon générique ? Ou du moins que, plurielle, non univoque, elle le soit dans ses fondements sociaux, dans ses déterminations politiques, dans ses représentations idéologiques. Pour faire court : dans la manière dont telle ou telle personne s’en sert, ou dont le groupe auquel elles appartiennent le mobilise. 

Une laïcité tout court, ou qui tourne court ?

On le voit, simplifier en parlant de « laïcité tout court », d’une laïcité qui existerait en soi donc, si elle peut avoir l’image avantageuse d’une pureté limpide et éthérée, voire la logique (un semblant de logique, hein !), cela n’aide pas à débrouiller le débat sur ce qu’elle est. Elle en exprime une forme particulière, qui a l’allure d’une clarté supposée et le semblant d’une radicalité honorant celui qui la prône. Mais, en raison notamment de cette apparence – en raison de son idéalisme en fait –, elle est elle-même tout empreinte d’un positionnement idéologico-politique. Une laïcité à laquelle, donc, il faut adjoindre un adjectif : une laïcité « partisane ».

Ne pas la qualifier ni la préciser, alors que le flou règne sur sa définition, reviendrait à considérer une laïcité sans rapport avec les enjeux et les luttes qui travaillent la société dans laquelle elle revendique sa place, sans rapport avec les terrains sur lesquels elle se déploie, les formes et les colorations que les rapports sociaux lui impriment. Sans qu’elle ne souffre aucune mise à l’épreuve, en somme. 

Or, de mises à l’épreuve, elle en connaît et elle en traverse ! Et d’autant plus que ceux qui s’en réclament, ses militants, ses représentants, comme le CAL en Belgique, revendiquent qu’elle y joue un rôle, et ne répugnent pas, bien souvent, de se jeter dans l’arène pour ce faire.

Aucune conception idéelle, aucune affirmation d’une idée sociale, sociétale, politique, philosophique, etc., aussi pure soit-elle – c’est-à-dire, puisque les idées n’ont pas d’existence autonome, aussi pure voudrait-on qu’elle soit – n’existe en soi, indépendamment des conditions dans lesquelles on l’exprime et la défend, « pas plus que le Cheval-en-soi », aurait dit Nizan[4]. De fait, il n’est aucune idée que l’on puisse proclamer sans qu’il soit question, ce faisant, de l’inscrire, et de s’inscrire, dans les valeurs idéologiques ambiantes, les débats sociaux et sociétaux, les enjeux politiques et philosophiques de notre monde et de notre époque.

Et donc, si nous nous accordons tous à défendre la laïcité, encore s’agit-il bien de savoir de quelle laïcité l’on parle, de ce que l’on entend par là, de quelle laïcité on défend la cause, de ce qu’elle représente et de comment on la comprend. Et donc aussi, pour reprendre les termes discutés plus haut, de préciser quelles épithètes on lui adjoint.

Les deux axes de la laïcité

Ces précisions sont d’autant plus nécessaires que le terme de « laïcité » présente une ambiguïté intrinsèque. Lorsqu’on l’invoque, parle-t-on ou bien d’une conception idéelle, morale ou philosophique, ou bien d’un cadre juridico-politique ? La question n’est pas anodine. Lorsque la laïcité fait l’objet de discours ou d’études, quand on l’appréhende de l’extérieur donc, cette distinction s’impose : on en parle ou bien comme l’inverse des idées religieuses ou bien comme forme et structure de l’État. Mais pour ceux qui se revendiquent de la laïcité, cette distinction semble souvent disparaître.

Cela est vrai en France comme en Belgique, dans sa Communauté française du moins. Que la laïcité soit inscrite dans la Constitution (pour le premier pays) ou non (pour le second) n’a guère d’importance puisque la primauté de la loi civile sur toute « loi » religieuse est un fait, dans le premier comme dans le second État, ainsi d’ailleurs que dans tout autre État de droit[5].

Pour les autres États dont la langue n’est pas le français, les choses se règlent d’ailleurs bien plus aisément, puisque le vocable « laïcité » ne s’y retrouve pas (sinon en tant qu’emprunt factice, et pas toujours trop compréhensible d’ailleurs) sous des termes que l’on peut traduire comme « neutralité », « sécularisme » ou « sécularisation »… 

Notons qu’en Belgique, où – comme souvent à l’habitude – les choses sont complexes, avec l’idée d’une « laïcité organisée » et l’institution du Centre d’Action Laïque (CAL) qui, du côté francophone, la consacre, le problème se pose aussi en termes communautaires. Le mot « laïcité » se traduit en néerlandais par « vrijzinnigheid », un terme qui présente une connotation de « libéralisme » et de « libéralité » (dans le sens d’un caractère « libéral ») tout à la fois, tandis qu’en Communauté française, comme le remarque bien àpropos Henri Goldman, la « laïcité » telle qu’on en parle se trouve être « une “laïcité philosophique”, concept bizarre qui désigne les non-croyants » et qui, ajoute-t-il, vient « tout embrouiller » [6].

Bref, si l’on veut éclaircir les choses, pourquoi ne pas réserver le terme de « laïcité » à la seule forme de l’État (ou à ce qu’il doit être) et, pour ce qui est des conceptions philosophiques non religieuses ou antireligieuses,plutôt que de « laïcité », de « laïques » et de « monde laïque », ne pas tout simplement parler d’« incroyance »et de « non-croyants » et, lorsqu’il est nécessaire de le préciser, ou judicieux pour les distinguer, d’« athéisme » ou d’ « agnosticisme » ? Voire, avec ce clin d’œil goguenard qui nous sied bien, de « mécréants » et de « mécréance » ? 

Organisation factuelle, désorganisation idéelle

En Belgique, avec le CAL qui représente « la laïcité organisée » et, en conséquence et toute bonne logique, « organise les laïques » (c’est-à-dire ceux qui nourrissent des conceptions philosophiques non religieuses donc), les choses ne sont guère simples. L’histoire des statuts du CAL en témoigne. 

Ainsi, nonobstant le changement de définition opéré dans ses statuts en 2016 et le méritoire souci d’y éclaircir les choses, qui pourrait affirmer que le CAL soit vraiment parvenu, autrement que sur papier du moins, dans la réalité comme dans la tête de ceux qui se réclament d’une laïcité conçue comme option philosophique, à dissiper les embruns qui, dès qu’elle apparaît sous la forme de l’« organisation », couvrent l’idée même de laïcité ? 

Le changement « doctrinal », pourtant, est significatif. Dans ses statuts de 1999, l’objet social du CAL (art. 4) se lisait comme suit, reconnaissant et avalisant les deux acceptions du terme « laïcité » : 

Le CAL a pour objet de défendre et de promouvoir la laïcité en Belgique et en particulier en Wallonie et à Bruxelles. Par laïcité, il faut entendre d’une part : la volonté de construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d’institutions publiques impartiales, garante de la dignité de la personne et des droits humains assurant à chacun la liberté de pensée et d’expression, ainsi que l’égalité de tous devant la loi sans distinction de sexe, d’origine, de culture ou de conviction et considérant que les options confessionnelles ou non confessionnelles relèvent exclusivement de la sphère privée des personnes. Et d’autre part : l’élaboration personnelle d’une conception de vie qui se fonde sur l’expérience humaine, à l’exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle, qui implique l’adhésion aux valeurs du libre examen, l’émancipation à l’égard de toute forme de conditionnement et aux impératifs de citoyenneté et de justice[7].

Dans les nouveaux statuts, ceux qui ont été modifiés en 2016, l’article 4 tranche cette fois dorénavant, même si la valeur de l’humanisme y est toujours bien convoquée, clairement en faveur de la définition institutionnelle qui concerne les pouvoirs publics : 

Le CAL a pour but de défendre et de promouvoir la laïcité. La laïcité est le principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse. Il oblige l’État de droit à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen.

Fiat lux

On le voit, si la double définition de la laïcité exposée dans les statuts de 1999 se voulait correspondre à une double émancipation, à la fois sociale et individuelle, celle de la société tout entière comme celle de l’individu donc, la définition univoque de 2016 veut quant à elle éviter tout panachage entre le double statut hybride de la laïcité, à la fois juridico-politique (la séparation de l’État et de l’Église) et éthico-philosophique (l’affranchissement de la pensée face aux croyances). 

Pour son président de l’époque, Henri Bartholomeeusen, il s’agissait de clarifier les choses puisque, disait-il, « le message laïque s’était troublé au fil des ans – dans l’opinion publique comme dans le mouvement laïque lui-même. »[8]

Le but était aussi, disons-le clairement, d’éviter le reproche de nourrir une définition contradictoire de la laïcité. Car si celle-ci vise à défendre une société laïque qui, tout en séparant l’État des cultes, garantit le libre exercice de ceux-ci, que vient dès lors faire dans cette conception des choses un quelconque militantisme qui, en critiquant le message religieux, en dénoncerait la légitimité ? De quoi se mêlerait un quelconque mouvement qui, plutôt que de promouvoir le fonctionnement séparé des institutions publiques et des institutions religieuses, viserait à épurer la société de ces dernières ?

L’athéisme, l’agnosticisme, l’humanisme non confessionnel, la libre-pensée, le libre examen, la raison, le refus de se soumettre à tout dogme…, toutes ces idées et conceptions de la vie opposées à toute croyance divine et à toute foi (à toute croyance en ce qui n’est pas rationnellement croyable) doivent évidemment être garantis dans une société laïque. Mais ni plus ni moins que ne le sont, pour peu qu’elles soient respectueuses de la séparation des Églises et de l’État, toutes religions et formes de pratiques religieuses. Ainsi conçue, la laïcité ne peut envisager ni réclamer que l’État laïque, dont la forme et la définition consistent en la défense et la garantie de leur libre exercice, ait pour but d’éradiquer les cultes. 

Tout autre, en revanche, est la laïcité conçue comme organisation, c’est-à-dire comme regroupement de mouvements, de groupes, d’associations – voire, pourquoi pas, de partis – promouvant leurs propres conceptions de la société et de la vie : il s’agit là de militantisme défendant des idées anti-religieuses, critiquant et dénonçant les religions et les Églises, et c’est bien leur rôle !

Qui en douterait doit d’ailleurs admettre que c’est bien à ce titre, celui d’une « conception philosophique non confessionnelle », qu’en Belgique, depuis la modification de la Constitution sur cette question en avril 1993[9], l’État reconnaît la laïcité comme « laïcité organisée », c’est-à-dire comme mouvance réunissant non-croyants, athées et autres mécréants qui ne reconnaissent aucune religion, et non en tant qu’association visant à promouvoir l’idée de la séparation de l’État et de cultes.

Comme une confusion des genres à éclaircir 

Et pourtant ! La « confusion des genres » que, avant sa révision de la définition de la laïcité, le CAL entretenait entre les interprétations juridico-politiques et éthico-philosophiques de la laïcité, sortie par la porte de ses nouveaux statuts depuis 2016, semble bien, qu’on le veuille ou non, y rentrer par la fenêtre plus souvent qu’à son tour.  

Ce l’est d’autant plus que la laïcité désormais dite « organisée », reconnue par l’État depuis 1993, on l’a dit, comme une « conception philosophique non confessionnelle », est encore, depuis 2002, subventionnée – « subsidiée », comme en dit en Belgique – par les pouvoirs publics tout comme le sont, sur pied d’égalité, les six cultes reconnus[10]

Il faut bien l’admettre, ce statut hybride que revêt la laïcité en Belgique n’est pas pour faciliter les choses puisque, si la laïcité est, d’une part, la forme obligée de l’État de droit tel qu’il se revendique être, elle est aussi, d’autre part, sous ce que l’on appelle la « laïcité organisée », une « conception philosophique non confessionnelle » reconnue par cet État et, en raison même de cette reconnaissance, apparentée aux cultes reconnus. 

À ce titre, comme les cultes, la « laïcité organisée » est considérée comme rassemblant ou chapeautant aussi ses « ouailles » et, tout comme eux et au même titre qu’eux, jouit d’un financement public. Il s’agit d’ailleurs là d’un avantage qui se révélerait vite problématique et risquerait de réfréner les ardeurs de bien des militants laïques si jamais, dans la perspective d’un renforcement de la séparation des cultes et des pouvoirs publics, il s’agissait encore de contester le financement des premiers par les seconds[11]… 

Reconnaissons-le, quelle que soit la clarification apportée par la modification des statuts de 2016, il est toujours bien difficile, pour beaucoup de ceux qui se revendiquent laïques et se reconnaissent dans la « laïcité organisée », de la définir comme une conception juridico-politique qui concerne l’État de droit et la société (le « vivre ensemble » donc), plutôt que comme une vision du monde qui émane des opinions éthico-philosophiques spécifiques qu’ils nourrissent et promeuvent. 

Car enfin, si les militants et partisans d’une laïcité conçue comme conception du monde et de la vie s’organisent, ce n’est pas pour le plaisir de se réunir avec des croyants de tous bords qui auraient l’heur de partager avec eux l’idée de la séparation de l’État et des cultes, quand même… C’est pour défendre leurs valeurs éthiques ou philosophiques et les associations qui les promeuvent, non les valeurs religieuses et les cultes… il ne manquerait plus que ça d’ailleurs ! Comment diable pourrait-il donc en être autrement[12] ? 

Ainsi, les militants laïques le font-ils pour la plupart avec en tête ce « postulat sous-jacent » que François De Smet, avant qu’il n’aille voguer vers d’autres cieux plus politiques, évoquait en 2013, en vertu duquel « la séparation de l’Église et des États diminuera de facto le poids des religions » qu’ils considèrent « comme des niches dont l’influence doit disparaître »[13].

Pourtant, aujourd’hui, en 2023, et on l’en félicitera, sur son site Internet, le CAL se fait fort de rappeler avec clarté que le mot « laïcité » n’a pas de double sens. Se référant au « Petit Robert » pour lequel il s’agit du« principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir civil », on y lit, on ne peut plus clairement : 

Cette définition est facile à comprendre. Toutefois, certains préfèrent voir dans la laïcité l’expression de l’athéisme ou de l’agnosticisme, ou même le rejet de la religion. Or, rien n’est moins exact. En séparant clairement le pouvoir civil du pouvoir religieux, la laïcité permet l’égalité de tous devant la loi. Cette égalité garantissant la liberté de chacun d’adhérer aux idées, convictions ou croyances de son choix[14]

Voilà qui, pour ces laïques qui aiment continuer à colporter le point de vue opposé et pour qui la séparation des Églises et de l’État autoriserait à interdire l’expression d’opinions religieuses dans l’espace public, une définition qui a pour elle le mérite d’éclaircir bien les choses et de les nettoyer de bien des scories idéologiques parfois peu avouables. 

D’éclaircir les idées aussi, donc[15].


[1] Le deuxième volet de cette contribution au débat : « La laïcité… mais laquelle ? (II) Et la laïcité à la française dans tout ça ? » sera publiée dans la prochaine Newsletter de l’ABA puis dans la revue L’athée n° 11, en 2024.

[2] Henri Peña-Ruiz, « Une laïcité sans adjectif » Espace de libertés, juin 2021, n° 500, laicite.be/magazine-article/une-laicite-sans-adjectif

[3] Henri Bartholomeeusen, « Laïcité, j’écris ton nom », ibid.laicite.be/magazine-article/laicite-jecris-ton-nom. Il reprend ici l’« objet social » du CAL tel qu’il est formulé dans ses statuts (art. 4) qui ont été modifiés sous sa présidence en 2016. (« La laïcité comme principe universel d’impartialité », Salut & Fraternité, n° 98, 2017, calliege.be/salut-fraternite/98/la-laicite-comme-principe-universel-dimpartialite). 

[4] Paul Nizan, Les Chiens de garde (1932), Paris, éd. Maspero, 1965, p. 13.

[5] En ce sens, Jean-Philippe Schreiber, par exemple, écrivait il y a presque dix ans dans Le Soir : « pour moi – et je ne suis pas le seul à le dire –, la laïcité est déjà dans la Constitution, même si elle n’est pas inscrite comme telle… Tout simplement parce qu’au moment où cette constitution a été rédigée, le terme n’existait pas encore ! Mais notre Constitution est fondamentalement laïque, puisqu’elle consacre la séparation stricte de l’Église et de l’État. » (« La laïcité est un bien commun, pas un rempart civilisationnel »,lesoir.be/19569/article/2015-12-31/jean-philippe-schreiber-la-laicite-est-un-bien-commun-pas-un-rempart). 

[6] Henri Goldman, « Nouvelle laïcité ou nouveau racisme ? », upjb.be/nouvelle-laicite-ou-nouveau-racisme, 17 janv. 2017.

[7] Notons, pour être complet, que les statuts initiaux du CAL, en 1969, définissaient à la fois la « laïcité » et les « associations laïques », la première comme la volonté de construire, en dehors de tout dogme et dans le respect de la personne d’autrui, une société juste, progressiste et fraternelle, assurant à chacun la liberté de pensée et d’expression et adoptant le libre examen comme méthode de pensée et d’action, et les secondes comme celles œuvrant en dehors de toute préoccupation politique ou religieuse, selon les principes ci-dessus [ceux qui, dans ce même article, définissent la laïcité], et pour favoriser leur rayonnement […].

[8] Henri Bartholomeeusenhttps://www.calliege.be/salut-fraternite/98/la-laicite-comme-principe-universel-dimpartialite

[9] Chambre, Annales parlementaires, 22 avril 1993.

[10] Notons-le au passage, ce financement des cultes par les pouvoirs publics participe d’une conception belge plutôt singulière de la séparation de l’Église avec l’État puisque, dès lors que ce subventionnement est admis et organisé, le caractère laïque de l’État semble exclusivement résider dans la notion d’égalité des cultes reconnus quant à l’octroi de ce financement public : les cultes catholique, protestant et israélite d’abord, puis le culte anglican en 1870 et, à la fin du XXe siècle, les cultes islamique et orthodoxe (respectivement en 1974  et 1985), auxquels a donc maintenant été adjointe la laïcité conçue comme « conception philosophique non confessionnelle ».

À ce propos, Xavier Delgrange préfère parler d’« un régime de séparation souple des Églises et de l’État », tout en dénonçant que l’égalité des conceptions religieuses et philosophiques ne soit « pas garantie, notamment parce que l’islam est discriminé » et que la Belgique « méconnaît l’évolution multiculturelle de la société ». (« La laïcité française prononcée avec l’accent belge », Administration & Éducation, 2016/3 (N° 151), pp. 87-94, cairn.info/revue-administration-et-education-2016-3-page-87.htm).

NB : Pour éviter de complexifier encore le tableau, je n’aborde pas ici la question, aujourd’hui toujours pendante, de la reconnaissance du bouddhisme que l’Union Bouddhique Belge (UBB), son « organisation », revendique étonnamment non pas comme culte, mais comme conception philosophique non confessionnelle, au même titre que la laïcité organisée !

[11] Caroline Sägesser et Jean-François Husson le notaient déjà fort à propos en 2002 : « une mise sur le même pied de la laïcité et des cultes reconnus allait consolider dans l’avenir l’intervention de l’État en cette matière contre toute velléité de remise en question du financement public des cultes. », ce qui fut concrétisé dans la loi du 21 juin 2002 (« La reconnaissance et le financement de la laïcité (I) », Courrier hebdomadaire du CRISP2002/11 (n° 1756)cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2002-11-page-5.htm).

[12] Sägesser notait elle aussi sa perplexité quant à l’idée qu’un CAL défendant la laïcité de l’État « soit véritablement en phase avec ce que l’organisation est devenue : une composante du pluralisme de la société belge, qui rassemble les humanistes athées et agnostiques, face à des organisations convictionnelles qui rassemblent chacune des croyants issus d’une tradition religieuse spécifique. » (« Le Centre d’Action Laïque a cinquante ans : et s’il changeait de nom ? », La Revue Nouvellen° 7, 2019revuenouvelle.be/Le-Centre-d-action-laique-a-cinquante-ans-et-s-il).

[13] François de Smet, « Le tabou de l’agenda laïque », Espace de libertés, n° 416, févr. 2013, republié en 2021 dans le fameux n° 500 d’Espace de libertésop. cit., laicite.be/magazine-article/tabou-de-lagenda-laique

[14] « La laïcité : un concept simple à définir », https://www.laicite.be/la-laicite/la-laicite-un-concept-simple-a-definir

[15] Je traiterai notamment de cet éclaircissement dans le deuxième volet de cet article, op. cit.