LA REDECOUVERTE DE LUCRÈCE par Patrice Dartevelle

Quand on veut s’intéresser à Lucrèce et plus encore à l’histoire de ses manuscrits, on n’a guère d’autre choix , mis à part la lecture pure et simple d’une traduction du De rerum natura , qui exige elle-même quelque connaissances des références antiques, que de se plonger dans des textes fortement scientifiques, ce que peu font ,à juste titre. Pourtant le plus beau texte matérialiste que nous ait légué l’antiquité mérite la plus grande attention de chacun.

Une fois n’est pas coutume, on dispose depuis peu, et somme toute très rapidement , de la traduction française d’un ouvrage qui a connu un très grand succès aux Etats-Unis , Quattrocento (1).

Sous une forme très lisible , relevant parfois du roman historique quant à la forme , c’est l’histoire de la redécouverte du manuscrit du De rerum natura au début du 15ème siècle qui nous est contée . Elle est accompagnée d’un portrait vivant du milieu épicurien du 1er siècle de notre ère , du milieu pontifical du 15ème siècle et surtout de la description de l’effet des thèses épicuriennes sur le intellectuels des 15ème et 16ème siècles.

Soyons clair ; quand un commentateur écrit “On pourrait se croire dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco” (2) , c’est fort exagéré mais néanmoins la rareté d’un ouvrage comme Quattrocento en accroît le mérite de l’auteur et le plaisir du lecteur.

L’auteur , Stephen Greenblatt , professeur à l’Université de Harvard, est un spécialiste de Shakespeare des plus éminents .

Le point de départ est la découverte en 1417 , dans un monastère de l’Allemagne méridionale , d’un manuscrit de Lucrèce datant du Haut Moyen Age.

Jusque là on ne connaissait le poète épicurien que par des citations,notamment par le mal qu’en disaient les Pères de l’Eglise.

Le piquant de l’affaire vient de la personnalité singulière du découvreur , un homme dont la passion est la chasse aux manuscrits de l’ Antiquité . Il s’appelle Poggio Bracciolini , dit le Pogge. C’est un érudit au service des papes. Ceux-ci disposent à cette époque d’une centaine de secrétaires-juristes qui rédigent actes et courriers ( au 15ème siècle , le pape reçoit environ 2.000 courriers par semaine). Le Pogge est l’un des plus titrés d’entr’eux et comme tel , un homme important qui a un accès direct au pape . Il assiste en 1417 au concile de Constance qui démet pape et anti-papes et élit un nouveau pontife.

Quattrocento nous fait vivre les coulisses du concile,qui permettent au Pogge de mener quelques excursions ou incursions dans les bibliothèques des monastères de la région.

Le Lucrèce antique

Comment en est-on arrivé là ? La philosophie épicurienne , si elle ne cause pas tant de problèmes aux philosophes du paganisme , est néanmoins une école secondaire .Elle nous a toutefois laissé une magnifique bibliothèque à Herculanum , conservée malgré l’éruption du Vésuve qui l’a recouverte en 79 après Jésus Christ .

Et Stephen Greenblatt d’évoquer grâce à ces documents à jour la vie de leur propriétaire et de ses amis épicuriens , laissant pointer là une de ses rares affabulations romanesques en écrivant : “Une poignée de l’élite …prêtait sans doute l’oreille à ces prophéties annonçant la venue d’un sauveur de modeste ascendance” (p.79).S’il s’agit de Jésus , je ne vois pas la source d’une pareille hypothèse.Croire qu’en 79 , quelqu’un dans l’élite ( ce qui contredirait en plus la thèse des origines populaires du christianisme) me semble assez fantaisiste. Les Romains connaissent les Juifs ( la victoire contre eux en Judée est de 70 ) , vaguement parce qu’ils les méprisent particulièrement.

L’arrivée effective du christianisme change les choses . Lucrèce n’est pas athée stricto sensu mais dans une ambiance chrétienne , affirmer que les dieux n’ont pas créé le monde , qu’ils ne s’occupent pas des hommes et qu’il ne faut pas s’occuper d’eux , c’est de l’athéisme.La doctrine épicurienne du plaisir est fondamentalement hostile à la

 

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prévalence de plus en plus forte d’une idéologie de la douleur chez les chrétiens. Greenblatt met fort bien cet aspect en relief.

Tout militait donc pour ne plus lire ni donc garder les manuscrits de Lucrèce. Des philosophes païens sont exterminés . Souvenons-nous d’Hypatie …A cela s’ajoute , explique subtilement Greenblatt , l’ambiance anti-intellectuelle qui s’impose dès le 4ème siècle . L’historien Ammien Marcellin dit tout en quelques lignes , qui résonnent par ailleurs étrangement aujourd’hui : “A la place d’un philosophe , c’est un chanteur qu’on fait venir, au lieu d’un orateur , c’est un maître ès arts scéniques…”. Saint Jérome , même dans sa jeunesse chrétienne , avait assumé sa passion de la littérature latine et de Cicéron mais il finit par tout abandonner au profit de l’hébreu.

La redécouverte de Lucrèce

Le dernier quart du livre est consacré aux effets du manuscrit que le Pogge a recopié ;c’est peut-être la partie la plus intéressante du volume.

Machiavel lui-même a réalisé une copie de Lucrèce ( conservée à la Bibliothèque vaticane..).A la fin du 15 ème siècle , on connaît les idées de Lucrèce et on les attaque : Savonarole s’en prend explicitement à ceux qui professent l’atomisme.

En 1484 à Florence, un poète , Luigi Pulci , se voit refuser des obsèques chrétiennes; il nie la réalité des miracles et pour lui, l’âme n’est ” rien de plus qu’un pignon de pin dans un pain blanc et chaud”.

En 1516 , les haut responsables du clergé interdisent la lecture de Lucrèce dans les écoles . S’il y a interdiction , c’est qu’il y a problème.

L’utopiste Thomas More était chrétien mais il connaissait Lucrèce et il a exploité certaines de ses idées en les imputant aux utopiens , comme le plaisir en tant que règle suprême .

Giordano Bruno utilise Lucrèce pour ridiculiser l’idée de providence divine.Shakespeare connaît Lucrèce et les atomes .

Le cas le plus clair est Montaigne , dont on a retrouvé l’exemplaire personnel ( et annoté) de Lucrèce.

En 1551, le concile de Trente affirme le thomisme comme vérité de dogme , ce qui est particulièrement opposé au système physique de l’épicurisme. Galilée , lui, applique un autre principe épicurien , le recours aux sens comme critère . Les archives du Saint Office montrent que l’inquisiteur qui a requis sa condamnation en 1633 avait bien vu l’atomisme impliqué par les théories de Galilée.

L’athéisme existe depuis longtemps

Ces pages de Greenblatt suffisent à anéantir la position de ceux qui nient tout athéisme aux 16ème et 17ème siècles.C’était la position du célèbre historien Lucien Febvre depuis longtemps et c’est la théorie controversée de Michel Onfray dans son Traité d’athéologie, pour qui il n’y a pas d’athéisme avant Meslier. Il y a pourtant belle lurette qu’un vrai érudit , Henri Busson (3) , a montré la réalité de l’athéisme dès la fin du moyen âge. Stephen Greenblatt ne le cite pas mais son travail l’appuie à suffisance. Rien n’est innocent.

 

 

 

Patrice Dartevelle

 

(1) Stephen Greenblatt , Quattrocento,Paris, Flammarion, 2013 .Traduction de Cécile Arnaud de l’édition originale anglaise ,The Swerve .349 pp.Prix :+/- 21,90 euros.

(2) C’est le cas de Jacques de Saint Victor dans le Figaro du 18 juin 2013. Jean – Claude Vantroyen parle des “ingrédients pour un de ces best-sellers à la Dan Brown, S.J. Parris ou Steve Berry” dans Le Soir du 10 juin 2013 . Peut-être , mais la cuisson et la sauce sont toute différentes.

(3) Henri Busson ,Le rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, 1533-1601 , Paris, 1957 . Ses travaux sont confirmés et renforcés par ceux d’ Anne Staquet , tel Athéisme Dé/Voilé aux Temps Modernes, Bruxelles Académie Royale de Belgique,2013 ( ouvrage sous la direction