Le Cabinet du Docteur Scalfari

Yves Ramaekers

Le Cabinet du Docteur Caligari est un film célèbre, tourné en Allemagne, il y a près d’un siècle. Dans ce film, on ne sait plus trop à force d’embrouilles qui est le fou de qui ; on arrive difficilement à séparer les affirmations vraies des vrais errements. C’est en référence à ce curieux film que j’ai intitulé cet article « Le Cabinet du Docteur Scalfari », tant les dernières évolutions médiatiques d’Eugenio Scalfari sont brouillonnes au point que dans les interviews où il se délecte à relater ses rencontres avec le pape, on se demande en effet qui est le fou de qui.

Jusqu’en juillet dernier, Eugenio Scalfari était considéré comme un homme dont l’opinion comptait (principalement en Italie) ; il avait la réputation d’un homme libéral, d’un laïc et même, sur foi de ses déclarations, d’un athée. Il était fort connu dans son pays comme un des fondateurs de La Repubblica, un des grands journaux nationaux de ce pays de soixante millions d’habitants ; ce qui n’est pas rien. Il en fut longtemps directeur et rédacteur en chef et il est encore présent dans les colonnes de l’Expresso. Il est important de noter sa position particulière dans le domaine de la presse, car ceci exclut totalement qu’il n’ait pas perçu la portée de ses mots dans ses récentes déclarations.

Dans l’édition de l’Expresso du 19 juillet dernier, Eugenio Scalfari a fait son aggiornamento, son « coming out », comme disent les anglomanes. À cette occasion, il s’est révélé subitement très critique et même carrément insultant et raciste à l’égard des athées, les traitant tout bonnement de chimpanzés. À lire ce qu’il écrivait ce jour-là, on dirait qu’il a été pris d’on ne sait quelle urgence, quelle fulmination, d’on ne sait quelle nostalgie. Comme on va le voir, cette nostalgie est un sentiment puissant qui l’a mené à faire un retour aux sources, à ses sources.

Soyons clair, s’il n’était question que de contredire Scalfari ou de discuter ses arguments, si ce n’était que ça, l’affaire ne vaudrait pas la peine. Mais pour nous – athées – il importe de retrouver la source de cette haine des athées subitement dévoilée et les raisons de ce dévoilement. Autrement dit, il s’agit de mettre au jour les soubassements idéologiques de ce retournement.

Car, c’est indéniable : retournement, il y a. Qui est donc ce vrai Scalfari qui se révèle ainsi ? D’où sort-il cette subite profession de foi ?

Jusqu’à cet étrange article, Eugenio Scalfari était connu pour son athéisme affirmé ; la chose est mille fois attestée au point qu’on le disait « la pointe de diamant » de l’athéisme ; c’est dire son engagement.

Et voilà qu’il déclare sans ambages parlant des athées : « En réalité, [l’athée] c’est un Moi qui ne pense pas… C’est un Moi de nature bestiale… Les athées me rappellent le chimpanzé dont leur espèce provient. »[1]

Outre que ceci va directement à l’encontre de la conception scientifique de l’évolution, l’insinuation du bel Eugenio créerait deux races humaines : celle des athées – Homo sapiens (homme sachant, homme qui sait, homme sage) –, descendant des chimpanzés et celle des croyants Homo credens (homme croyant) –, la bonne, l’espèce humaine en soi, descendant sans doute d’une autre lignée de primates ou de manipulations divines.

Passons sur le côté médisant ou grotesque de la diatribe du bon Docteur Scalfari. Essayons plutôt de répondre à la question d’Angelo Cannatà dans Il Fatto Quotidiano du 30 juillet dernier : « Qu’est ce qui se passe ? Les rencontres avec le pape causent-elles des changements dans la philosophie de Scalfari ? »[2]

Que Monsieur Scalfari entretienne une amitié particulière avec Monsieur Bergoglio, grand bien leur fasse à tous deux ; mais leurs embrassades, les larmes d’Eugenio à la porte du Vatican[3], le gâtisme des propos échangés par les deux amis, le retour aux sources d’un Scalfari égaré devraient faire l’objet d’une analyse. Que Monsieur Scalfari confesse ses nouveaux enthousiasmes n’aurait rien de bien gênant ; les religieux savent que sur la fin, souvent, certains non-croyants de façade reviennent au bercail et d’aucuns, à la suite d’une rencontre particulière – Dino Segre, alias Pitigrilli, romancier italien à succès avant la guerre, dénonciateur et espion de l’Ovra (la police politique fasciste) à ses heures, finit par se convertir suite à sa rencontre avec Padre Pio. Cependant, il paraît que Bergoglio a refusé la conversion du bon Docteur Scalfari ; le Pape préférait garder son « non-croyant », nous révèle le « laïque » reconfirmé par le Pontife. À voir la suite, on comprend l’homme du Vatican.

Puisque Eugenio Scalfari, l’ami personnel du pape, mais néanmoins laïque et toujours auréolé d’athéisme, a opéré une manipulation, assez jésuitique dans la forme, visant, d’un côté, à créer de « bons athées », c’est-à-dire ceux qui ne critiquent pas les religieux et les religions (respect oblige !) et de l’autre, à isoler ainsi les « mauvais athées » ceux qui soutiennent fermement leur opinion et entendent bien critiquer les religions et se défendre des ingérences des divinités dans la société et accessoirement, de celles de religieux. On reconnaît là une des manœuvres traditionnelles du pouvoir et du conservatisme. En somme, il s’agit tout benoîtement de séparer le bon grain de l’ivraie[4].

Si la fréquentation papale a été fatale à l’athéisme du Docteur Scalfari, on ne s’explique toujours pas la brutale agressivité d’Eugenio Scalfari à l’égard des athées. D’où vient cette hargne, cette aptitude à la haine, cette grossièreté de pensée et d’expression et cet art du mensonge, de la dissimulation, de la médisance et de la calomnie ? Ceci me paraît incohérent avec le personnage officiel, avec l’image posée, rationnelle qu’il donnait de lui-même. Ne serait-ce pas là le nœud de l’affaire du Docteur Scalfari ? Qui est-il réellement et dès lors, d’où vient Eugenio Scalfari ? Quel est son substrat idéologique ? Où donc et dans quelle cornue ont été formées sa pensée et sa culture ? Quels sont ses fondements profonds ? Pour cela, il faut s’interroger sur ses fidélités de jeunesse, sur ses sources résurgentes. En bref, dans quel moule a-t-il été formé ? Et là, on découvre le pot aux roses. Le mieux est de le laisser parler :

À l’hiver 1943, j’étais encore fasciste… Et j’étais content de l’être, entre les mythographies impériales, l’uniforme lictoriel qui plaisait aux filles, le travail journalistique à Roma Fascista. Si… on ne m’avait pas chassé, j’aurais vécu le post-fascisme en fasciste[5].

Roma fascista ! Il en était même le rédacteur en chef ; à ce niveau-là, quand on est jeune, on a des convictions. Évidemment, par la suite, il lui a fallu s’accommoder du monde, il lui a fallu louvoyer, il lui a fallu changer de cap, et il en changea souvent. Au fil du temps, on le retrouva successivement au Parti Libéral, puis au Parti radical, puis au Parti Socialiste, où il sera même député.

Que disait Benedetto Croce, philosophe libéral, rédacteur du Manifeste des intellectuels antifascistes (1925), à propos du fascisme, tel qu’il figurait dans le Manifeste fasciste auquel il donnait une réponse circonstanciée et solidement argumentée :

En quoi pourrait bien consister le nouvel évangile, la nouvelle religion, la nouvelle foi, on n’arrive pas à le savoir au travers des mots de son manifeste verbeux ; et, d’autre part, le fait pratique, en sa muette éloquence, montre à l’observateur objectif un incohérent et bizarre mélange d’appels à l’autorité et de démagogisme, d’un respect proclamé des lois et de violation des lois, de concepts ultramodernes et de vieilleries moisies, d’attitudes absolutistes et de tendances bolchéviques, de mécréance et d’avances à l’Église catholique, de manifestations d’horreurs à l’égard de la culture et d’efforts stériles vers une culture dépourvue de ses prémisses, de pâmoisons mystiques et de cynisme[6].

Outre l’incohérence fondamentale de l’idéologie que dénonce Benedetto Croce et cette aptitude du fascisme à mêler (idéologiquement et mentalement) l’eau et le feu, j’attirerai l’attention sur ce mélange spécifique que relevait le philosophe napolitain de « mécréance et d’avances à l’Église catholique » ainsi que sur le fâcheux penchant à l’opportunisme du mouvement fasciste. Tel était le moule dans lequel se forma le jeune Scalfari. L’exemple venait de haut où Mussolini le « révolutionnaire » s’est fait ministre du Roi, le pacifiste intransigeant a prôné et fait la guerre et l’« athée » a signé les accords du Latran. C’est cette manière de se plier aux circonstances, de faire la révérence à la puissance afin de se mettre soi-même en scène comme protagoniste essentiel qu’on retrouve – bon sang ne saurait mentir – chez le Docteur Scalfari.

Relativement au chimpanzé, on commencera par rapporter la réponse assez verte de l’UAAR, qui est l’Union des Athées italiens, laquelle loin d’adresser des reproches à Scalfari, tout au contraire, le remercie en ces termes :

À compter d’aujourd’hui, nous changeons de nom : nous ne serons plus l’Union des Athées et des Agnostiques Rationalistes, mais l’Union des Orangs-outans et des Chimpanzés. Toute notre reconnaissance à monsieur Eugenio Scalfari pour nous avoir éclairés à propos de notre vraie nature[7].

Quant à moi, j’ajouterai toujours à propos du chimpanzé et à son ascendance commune avec l’être humain que toute la biologie contemporaine nous assure qu’il n’y a aucun doute possible à ce sujet : l’homme a bien un ancêtre commun avec le chimpanzé comme avec tous les animaux, tous les êtres vivants de la planète ; toute la science génétique l’établit. Ceci m’amène à retourner l’argument au Docteur Scalfari et lui faire remarquer que son racisme à l’égard des athées l’entraîne sur une voie glissante. Si l’Homo credens n’a pas d’ancêtre commun avec le chimpanzé et pour faire bonne figure, ajoutons-y l’orang-outan, le chat, la libellule et la bactérie, quelle serait en ce cas la situation ascendante du croyant (entièrement assumé ou caché, crypto-croyant) : de qui, de quoi descendrait-il ? Il est vrai que pour les croyants des religions du Livre, il y aurait Adam et Ève et in fine, Dieu lui-même. On voit à quelles absurdités mènent les affirmations du Docteur Scalfari.

À propos de la découverte d’une nouvelle race humaine par le Docteur Scalfari

Dans Le Conte des trois Chimpanzés, Jared Diamond, professeur et auteur étazunien, raconte beaucoup de choses à propos de l’histoire « humaine », et notamment, il admet qu’on puisse considérer l’homo sapiens comme un chimpanzé – c’est le « troisième chimpanzé » ; nous admettrons cela avec lui.

De plus, il écrit ceci :

D’après les règles de la nomenclature zoologique, puisque le nom de notre genre, Homo, a été proposé en premier, il possède la priorité sur le mot Pan, qui a été attribué aux deux autres chimpanzés. Par conséquent, il n’y a pas une seule espèce du genre Homo sur la Terre aujourd’hui, mais trois : le chimpanzé commun, Homo troglodytes ; le chimpanzé pygmée, Homo paniscus et le troisième chimpanzé ou chimpanzé humain, Homo sapiens. Puisque le gorille n’est que légèrement différent, il a également le droit d’être considéré comme une quatrième espèce d’Homo[8].

Il nous faut dès lors reconsidérer ceci en tenant compte de l’approche proposée par le Docteur Eugenio Scalfari et y intégrer, une autre espèce d’Homo, celle de l’Homo credens, c’est-à-dire celle d’un chimpanzé humain croyant, qui aurait divergé de l’arbre commun aux « Homos » : chimpanzés, gorilles compris.

Rappelons que le Docteur Scalfari avait émis l’hypothèse que l’Homo sapiens aurait une ascendance commune avec les chimpanzés ; ce qui est exact ; cette branche de l’Homo serait constituée des athées. Par un raccourci saisissant, le bon Docteur avait même indiqué que les athées provenaient des chimpanzés.

Il ne s’était cependant pas aperçu qu’en faisant des athées des Homo sapiens, il créait une nouvelle race d’Homo, celle qui serait constituée par les non-athées, c’est-à-dire les croyants, qu’il faut bien baptiser du nom d’Homo credens. Jusque-là, tout est clair. La question se pose alors de savoir ce qui sépare ces deux races, toutes deux biologiquement très proches et de ce fait, par parenthèse, proches de celle du chimpanzé ?

On sait que ce qui différencie l’athée (Homo sapiens) du non-athée (Homo credens), aux dires de ce dernier, c’est la foi.

Certes, mais on sait aussi que comme l’enseignent les éminents biologistes, les différences entre les races sont déterminées par une ou plusieurs différences sur le plan génétique. Alors, qu’en est-il sur le plan génétique ? On devrait trouver un gène de la foi, qui marquerait la différence irréductible entre Homo sapiens et Homo credens.

Cependant, quant au reste, les deux races ne sont pas suffisamment éloignées (génétiquement parlant) pour ne pas pouvoir, par exemple, copuler ensemble et même, engendrer une descendance qui serait forcément hybride – ce qui expliquerait la virulente condamnation par les diverses religions des mariages mixtes entre Homo sapiens et Homo credens.


Notes

  1. http://espresso.repubblica.it/opinioni/vetro-soffiato/2017/07/19/news/atei-militanti-perche-sbagliate-1.306444
  2. http://temi.repubblica.it/micromega-online/scalfari-ora-devi-spiegare-ai-lettori-cosa-pensi-degli-atei/
  3. http://www.repubblica.it/vaticano/2017/07/08/news/scalfari_intervista_francesco_il_mio_grido_al_g20_sui_migranti_-170253225/
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Bon_Grain_et_l%27Ivraie
  5. http://www.repubblica.it/politica/2016/05/29/news/referendum_1946_scalfari-140836071//
  6. Voir le texte en italien : Manifesto delli intellettuali antifascisti, Il Mondo, 1° Maggio 1925.
  7. Caro Scalfari, davvero gli intolleranti siamo noi atei? (Cher Scalfari, vraiment, nous serions, nous les athées, les intolérants ?)
  8. Le Troisième Chimpanzé : Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain (titre orig. The Third Chimpanzee: The Evolution and Future of the Human Animal), Folio, Gallimard, 2015, 698 p, pp. 51-52.