Le combat pour la laïcité est-il un combat de classe ?
Pierre Gillis
J’ai brutalement pris conscience du temps qui passe en réalisant qu’on pourrait bientôt célébrer le centenaire des interventions marquantes de Marceau Pivert, qui n’en fut pas avare, interventions ambitionnant de fournir à la gauche française des balises pour s’orienter au milieu des commotions que l’Histoire lui a imposées. Une autre manière d’évaluer cette distance temporelle tient à la notoriété de Marceau Pivert, qui n’est plus ce qu’elle fut, pour ne pas dire qu’elle s’est réduite à si peu que les moins de vingt ans n’en peuvent rien connaître. Je préfère ne rien dire des moins de cinquante.
Commençons donc par le présenter. L’instituteur Marceau Pivert (1895-1958) a fait partie de la direction du Syndicat National des Instituteurs à partir de 1931, et a animé l’aile gauche, marxiste, de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière, le parti social-démocrate français), qui s’est structurée sous le nom de Gauche révolutionnaire en 1935. Proche de Trotsky, Pivert est critique à l’égard du Front Populaire, à cause du poids excessif du Parti radical dans l’alliance, à laquelle il aurait préféré un gouvernement d’unité prolétarienne, avec le PCF. Il quittera la SFIO en 1937, à la suite du refus du gouvernement de Blum de soutenir les républicains espagnols attaqués par Franco. Il participera ensuite à la fondation du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, en 1938, tout en prenant ses distances à l’égard de Trotsky, dans la mesure où il estimait prématurée la fondation de la Quatrième Internationale que ce dernier appelait de ses vœux. Il réintégrera la SFIO en 1945. Pivert était aussi franc-maçon, et a présidé le Groupe fraternel de l’enseignement.
Ces éléments biographiques proviennent du livre Une histoire populaire de la laïcité [1], réédition de l’essai que Pivert avait intitulé L’Église et l’École, en 1932, et que Léon Blum avait préfacé. On trouve dans la réédition une brève biographie de Marceau Pivert. On y découvre aussi un plaidoyer déterminé pour la laïcité, sur un mode qui n’a guère plus cours aujourd’hui, ce qui confirme l’idée qu’un siècle depuis l’écriture de l’ouvrage, c’est décidément bien long, alors que le rythme de l’Histoire est devenu effréné.
Relire l’histoire de la laïcité
Le texte de Pivert suit un fil rouge : le combat pour la laïcité est un combat de classe, celui du prolétariat. Cette thèse n’allait pas de soi, même du temps de Pivert, vu le rôle important joué par les libéraux progressistes dans ce combat. Il s’attache pourtant à la justifier, dans un écrit qui a quelque chose d’hybride, comme l’a justement relevé Léon Blum dans sa préface de 1932[2] :
L’étude de Marceau Pivert présente deux caractères qui se trouvent rarement réunis : elle est un ouvrage de science ; elle est un ouvrage de propagande.
On notera en passant, encore un signe des temps, que le terme « propagande » ne souffrait pas à l’époque de la connotation négative, dévalorisante, qu’on lui attache aujourd’hui.
La démonstration poursuivie par Pivert s’inscrit dans une problématique que Serge Deruette a récemment traitée dans cette Newsletter[3], mais dans un registre analytique, alors que Pivert cultive une certaine normativité : pour lui, l’essence de la laïcité est prolétarienne, et ceux qui s’en revendiquent sous un autre ancrage la dénaturent.
La partie historique, la première dans le livre, balaie deux millénaires d’histoire en 86 pages, en présentant un panorama de l’affrontement « de l’Église et de la laïcité dans les luttes sociales ». Forcément peinte à grands coups de brosse, cette fresque ne manque cependant pas d’intérêt, même si l’usage du terme « laïcité » pour parler d’événements aussi vieux relève de l’anachronisme. Pivert décrit la transformation rapide d’une secte de dissidents juifs en appareil d’État[4] (ici, c’est à moi qu’on pourrait adresser le reproche d’anachronisme), dès l’officialisation du christianisme par Constantin, jusqu’à son triomphe dans l’Ancien Régime absolutiste. La Réforme, la guerre des paysans allemands (1524-1526), la Révolution française, la « trahison » de Bonaparte, la Commune de Paris, les lois laïques de la fin du XIXe siècle, tout est passé au crible de la critique, pour conclure que l’Église apostolique et romaine est un des étançons les plus solides de la domination de classe qui constitue la colonne vertébrale de l’Histoire de France, de l’aristocratie à la bourgeoisie.
La religion face à l’émancipation
La partie la plus intéressante de l’ouvrage, à mes yeux, est la deuxième, que Pivert a rassemblée sous le titre « Les doctrines ». Il commence par s’en prendre au catholicisme social, à Léon XIII et à Rerum novarum, en visant, à juste titre, l’objectif de containment du mouvement ouvrier en plein essor, que ce dernier se déclare ouvertement socialiste, comme en Allemagne, ou pas, comme en Grande-Bretagne. Plus précisément, Pivert dénonce le paternalisme et le choix de la collaboration de classe qui caractérisent les organisations ouvrières catholiques naissantes. On peut sans problème mesurer le bien-fondé de son indignation en lisant ces quelques lignes de Pie X, qui fut pape de 1903 à 1914, pontifical successeur de Léon XIII, citées dans l’ouvrage :
Non seulement la différenciation des classes est légitime et voulue par Dieu, mais encore elle est un bienfait pour tous, car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses.
Un siècle plus tard, l’Histoire a changé la donne, en estompant graduellement les frontières si marquées au début du XXe siècle. Même si la lutte de classes n’est jamais sortie des références fondatrices des organisations socialistes, la pratique de ces mêmes organisations fait souvent plus que flirter avec la collaboration de classe. Et de l’autre côté, côté mouvement chrétien, la nécessité d’un combat mené en toute autonomie est de plus en plus assumée : exemple récent, la longue et difficile lutte des travailleuses et travailleurs de Delhaize contre la franchisation des magasins qui les emploient, a vu la « chrétienne » CNE (qui n’a plus grand-chose de chrétien, d’où les guillemets) en pointe par rapport au SETCa, la centrale de la FGTB plus encline au compromis.
L’Évangile n’est pas plus un brûlot révolutionnaire qu’un étouffoir des révoltes contestataires de l’ordre établi. Robert Joly a raison, et la métaphore qu’il file est éclairante[5] :
L’Écriture, c’est une grande surface. Il y a tout, on y trouve absolument de tout et le croyant sait ce qu’il veut acheter et comme c’est un excellent consommateur, il ne voit que ce qui l’intéresse.
Autre thème discuté par Pivert : la religion est-elle une affaire privée ? On retombe là en plein cœur des débats actuels, avec les prises de position fréquentes de celles et ceux qui semblent convaincus qu’une réponse positive à la question est un corollaire de la séparation des Églises et de l’État. Pas si évident, à y regarder de plus près ! Il faut commencer par constater que beaucoup de nos lois sont sous-tendues par un prescrit moral : tu ne tueras point, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de vol, autant d’injonctions que l’arsenal des lois reconnaît et formalise. Les religions règnent aussi sur la morale, mais leurs injonctions sont en général suffisamment universelles pour qu’il soit difficile de les réduire à une religion seule. Et de toute façon, tant qu’il n’y a pas conflit entre une loi et la parole sacrée, peu importe à qui on accorde la prééminence, à un consensus démocratique ou à un ordre venu du haut. Quand il y a conflit, ça se complique : on est bien placé en Belgique pour savoir de quoi il retourne, avec Baudouin Ier et son impossibilité de régner pendant vingt-quatre heures, le temps de faire signer la loi dépénalisant l’avortement par le gouvernement. On peut aussi penser à la Palestine et à l’attitude des colons ultra-religieux et messianiques. Jacques Delcuvellerie, dans sa longue interview passionnante à L’asymptomatique, rappelle la parole de l’un d’eux[6] : « Je me souviens d’un colon, à Hébron, qui disait : “Qu’est-ce que c’est pour moi une résolution de l’ONU par rapport à la volonté divine ?” ». La religion se replie sur la sphère privée seulement si elle reconnaît la primauté du choix démocratique, et du caractère collectivement humain de la loi. Est-ce toujours le cas ?
Le traitement du sujet par Marceau Pivert relève d’une argumentation comparable à celle du paragraphe qui précède. Un autre point de vue, complémentaire, est venu enrichir la question depuis lors, comme rappelé par Serge Deruette dans sa contribution citée plus haut. Il y cite les juristes français Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin[7], pour qui la laïcité est « un devoir pour l’État » que l’on ne peut confondre avec « un état de la société ». Comme Pivert, ils s’opposent à l’idée que la religion est « une affaire purement privée », puisqu’elle doit pouvoir être exprimée et manifestée, ce qui en fait une affaire publique. Que serait une société dans laquelle la liberté d’opinion n’impliquerait pas par définition la liberté d’exprimer ces opinions ? C’est à raison que le sens commun associe laïcité et liberté d’expression. En France, la loi de 2004 interdisant les symboles religieux dans les écoles et lycées, qui conclut une année de discussions tendues sur « l’actualisation » de la laïcité, représente un retournement de la loi de 1905, dont elle se réclame pourtant de l’esprit : « là où celle-là [la loi de 1905] s’opposait alors aux Églises, celle-ci [la loi de 2004] s’oppose aujourd’hui aux expressions religieuses de communautés à la fois fragilisées et stigmatisées »[8]. On comprendra facilement que les soubresauts contemporains des acceptions de la laïcité n’aient pu être anticipés par Pivert et ses contemporains, qu’ils soient ou non d’accord avec lui, par ailleurs.
Une laïcité qui n’est pas neutre
Pivert n’apprécie que très modérément Jules Ferry, et il fait partie de ceux qui acceptent d’adosser un qualificatif au substantif « laïcité » : celle de Ferry mérite d’être spécifiée comme bourgeoise, à ses yeux[9], dans la mesure où le programme éducatif prôné par Ferry n’entend nullement
protéger, contre tous les dogmes dont les origines sociales et les liaisons sont suffisamment claires, les enfants des libres-penseurs, les fils du peuple, libérés de toute « vénération » pour les puissances transcendantales. […] Ailleurs le « culte général du bien, du beau, du vrai » est défini comme une forme « non la moins pure » du sentiment religieux. N’est-ce pas admettre que, là encore, les pauvres mécréants déshérités par la nature, qui n’éprouvent pas le besoin d’élever leur conscience dans un élan de foi et de mysticisme vers la trinité cousinienne, ne peuvent espérer atteindre à aucune moralité ?
L’envolée finale du livre, sa conclusion, ne nous permet certainement pas d’oublier que Marceau Pivert était instituteur, et que l’avenir de l’enseignement occupait une place centrale dans ses préoccupations ; les deux derniers chapitres, « Notre laïcité » et « La laïcité d’émancipation » ne laissent aucun doute à ce sujet, et peuvent se lire comme une forme de credo[10] :
La laïcité véritable naît précisément à partir du moment où une société déterminée abandonne cette prétention de peser sur la destinée de la génération montante pour lui imposer une certaine manière de comprendre les choses et de classer les valeurs. Seul le prolétariat peut admettre cette sorte de désintéressement supérieur, cette confiance en l’avenir.
La neutralité, souvent revendiquée comme modalité pratique d’accompagnement, voire d’accomplissement de la laïcité, est vomie par Pivert. Pour lui, la neutralité place sur un même pied l’esprit critique et l’obscurantisme[11] :
Par quel orgueil ou par quelle mutilation volontaire croit-on limiter l’exercice de la raison à certains objets inoffensifs pour l’équilibre social ? […] Le temps n’est pas éloigné où les neutralistes et les cléricaux réconciliés la [notre laïcité] dénonceront comme un péril social, c’est-à-dire un péril pour leurs privilèges.
Pivert n’hésite pas à poser une équivalence entre sa laïcité, et ce qu’il appelle « démocratie intérieure », soit une architecture sociale « qui assure une libre circulation des idées et des conceptions entre tous les travailleurs qui la composent. » Conception typique, sous sa plume, du donné prolétarien. Il n’est pas naïf au point d’imaginer « sa » laïcité faire l’objet d’un consensus : « la notion de laïcité n’est pas habituellement entendue dans un sens aussi large, aussi osé, peut-être » – aujourd’hui sans doute encore moins qu’il y a près d’un siècle. Mais le combat pour spécifier le contenu d’un concept aussi débattu doit être mené, en toute connaissance des épisodes qui ont balisé son évolution.
[1] Marceau Pivert, Une histoire populaire de la laïcité, préface d’Eddy Khaldi, Éditions Demopolis, Paris, 2015.
[2] Marceau Pivert, op. cit., préface de Léon Blum, p. 39.
[3] Serge Deruette, « La laïcité… mais laquelle ? », Newsletter de l ’ABA n°42, 06/02/2024 (Partie 1) et n°43, 08/11/2023 (Partie 2).
[4] À ce sujet, et pour s’appuyer sur des recherches plus récentes que celles disponibles pour Pivert, on lira avec intérêt Robert Joly, Jésus, ABA Éditions, Bruxelles, 2024.
[5] Robert Joly, op. cit., p. 47.
[6] Interview de Jacques Delcuvellerie par Claude Semal dans L’asymptomatique, Gaza / Les racines bibliques des massacres, 6 avril 2024, https://www.asymptomatique.be/interview-de-jacques-delcuvellerie-gaza-les-racines-bibliques-des-massacres/?mc_cid=97c6920fbe
[7] Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ – Lextenso éditions, Coll. « Exégèses », Paris, 2014, p. 29.
[8] Jean Baubérot, chap. 7, « Troisième seuil de laïcité et nouveaux défis », pp. 105 sq. du « Que sais-je ? » Histoire de la laïcité en France, PUF, 2013, cité par Serge Deruette dans la référence en note 3.
[9] Marceau Pivert, op.cit., pp. 159-160.
[10] Marceau Pivert, op.cit., p.173.
[11] Marceau Pivert, op.cit., pp.175 et 178.
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