Les caractères de l’utopie athée de Dom Deschamps
Penseur athée, l’utopie que propose Dom Deschamps l’est tout autant1. C’est un des traits – il y en a tant d’autres – par lequel elle se distingue de celles de ses grands prédécesseurs que sont More ou Campanella, pour qui la société idéale était profondément pieuse.
Les contours propres qui caractérisent l’utopie athée de Deschamps dessinent l’athéisme utopique qu’il nourrissait, de sorte que s’intéresser à celle-là éclaire par là-même celui-ci. Son utopie, l’« état de mœurs » comme il l’appelle, se présente comme une forme extrême de l’anarchie, et si l’on peut continuer à l’appeler communiste, c’est seulement parce que ce dernier terme est ordinairement consacré comme générique pour caractériser l’ensemble des pensées du siècle des Lumières et des siècles précédents qui, quelles que soient leurs particularités propres, se prononcent idéalement en faveur de la communauté des biens et de l’absence d’appropriation privée.
Par ailleurs, l’anarchisme de Deschamps est tout à fait singulier2. Prises ensemble, des pensées aussi différentes que celles de Stirner et de Bakounine ne pourraient en rendre compte, sauf précisément à exclure pour chacune d’elles ce qui constitue leur caractère essentiel : l’individualisme chez le premier, et l’idée révolutionnaire chez le second. J’ai eu déjà l’occasion d’insister sur le fait que la révolution était exclue de la pensée de Deschamps. Il me reste à montrer maintenant qu’il en est de même pour l’idée individuelle.
L’archaïsme primitiviste de l’utopie de Deschamps
Dans l’état de mœurs, la société serait répartie en villages qui formeraient chacun une grande famille. Ce seraient bien là les seuls groupements autorisés. Ils seraient formés de « longs toits » sous lesquels les hommes « vivraient tous ensemble et en commun », tandis que d’autres serviraient d’étables, de granges et de magasins3.
Les villes auraient été déconstruites et c’est sur leurs débris aussi bien que dans les campagnes que se formeraient ces villages : le communisme de Deschamps est exclusivement rural. Entre les villages, aucune centralisation ne se ferait jour. Ils ne connaîtraient pas même la fédération. Les seuls rapports entre eux seraient d’aide mutuelle et ils posséderaient en commun des moulins et de forges4. L’idée même des villes disparaîtrait à jamais, « tant elle est folle en elle-même, et tant elle serait incompatible avec les mœurs fondées sur la droite raison »5.
L’industrie elle-même serait vouée au dépérissement et l’on n’en conserverait que les activités strictement nécessaires à la vie dans l’état de mœurs. Et comme les besoins y seraient extrêmement réduits, elle se résumerait à quelques forges « de loin en loin où des hommes s’occuperaient à fondre le métal et à le travailler pour être réparti ensuite dans un nombre convenu de villages6. »
Ce serait là, avec celle de l’activité médicale, la seule division du travail qui serait tolérée, encore que Deschamps ne soit pas très clair au sujet des forges et qu’il soit impossible de distinguer s’il concevait une spécialisation ou un roulement pour cette tâche.
Il conçoit par contre de toute évidence cette division dans le cas des médecins puisqu’il consacre expressément deux hommes par village pour cette activité. Il y a là une entorse à l’égalité extrême, totale et absolue qui doit régner dans l’état de mœurs. On ne voit pas très bien comment Deschamps explique une contradiction aussi flagrante. Le fait est qu’il ne la justifie pas7.
Pour le reste des activités nécessaires, les hommes se les partageraient entre eux selon leur âge, leur force et leur sexe. Ces tâches seraient à ce point réduites qu’elles les occuperaient heureusement, correspondraient à leur goût dans cet état ou même « le travail se tournerait toujours en amusement et en plaisir »8.
Une aussi faible activité productrice ne serait évidemment possible que dans la mesure où les besoins seraient à l’avenant. Les hommes mèneraient une vie frugale, se vêtiraient simplement, disposeraient d’un mobilier rudimentaire, d’ailleurs commun, et se nourriraient en herbivores « de pain et d’eau, de légumes, de fruits, de laitage, de beurre, de miel et d’œufs9 ».
La vie intellectuelle et artistique aurait complètement disparu. Toutes les œuvres de l’art, témoins de l’intelligence mais aussi, dit Deschamps, de la folie de l’homme dans la société qu’ils auraient quittée, seraient irrémédiablement détruites. Il en irait ainsi des livres, et l’on brûlerait « nos livres-même de physique et de métaphysique les plus estimés ». Les enfants n’auraient d’ailleurs plus à supporter « la tâche importune et fatigante d’apprendre à lire et à écrire10 ». Les bergers, faut-il croire, seraient eux aussi devenus des moutons comme ceux qu’ils guidaient, car Deschamps ne s’arrête pas même à son propre livre :
Ce livre, donné une fois et ayant eu son effet, ne serait bon, comme tous les autres, qu’à quelque usage physique, comme à chauffer nos fours11.
La langue, extrêmement simplifiée et épurée serait, dit Deschamps, commune aux différentes nations12, et cela nous renseigne sur le fait qu’il ne confine pas son utopie à un groupe humain plus ou moins restreint, mais au contraire qu’il la conçoit universelle.
La communauté des biens que Deschamps envisage a son pendant naturel dans celle des enfants. Ceux-ci n’appartiendraient qu’à la société et seraient indistinctement nourris du lait de n’importe quelle mère. Car l’instinct de propriété issu des états précédents à celui de mœurs, une fois disparu pour les biens, n’aurait aucune raison de subsister encore pour la progéniture13.
Parallèlement à la communauté des enfants, Deschamps prône, comme Platon l’avait fait dans son utopie pour la caste des guerriers, la communauté des femmes. Mais chez lui, cette communauté revêt cette particularité remarquable de sa réciproque : la communauté des hommes pour les femmes14. Une telle idée n’a rien en soi d’extraordinaire, ne serait le point de vue peu féministe de Deschamps. Car pour lui, « la constitution du physique des femmes […] les attache à l’intérieur de la maison » et il ne se gêne pas d’écrire, imaginant une jeune femme dont la physionomie respirerait « la douceur, l’insouciance, la candeur et la simplicité de l’enfance » :
Cet objet est un bien auquel j’ai droit tout comme un autre. On me l’usurperait si on voulait m’en priver15.
La façon dont Deschamps envisage la communauté réciproque des sexes l’un pour l’autre est ainsi difficilement explicable, et l’on n’y parvient qu’à la condition de la considérer du point de vue de la conception propre qu’il nourrit de son utopie.
La nature de son utopie : l’« état de mœurs »
Car pour Deschamps, la communauté des femmes pour les hommes et sa réciproque sont de « l’essence de l’état de mœurs », et dans ce sens bien précis qu’il assigne à son utopie : dans ce sens où
les vraies mœurs ne feraient des hommes et des femmes qu’un même homme et une même femme16.
Cette espèce de « communion » par division de l’humanité en un corps masculin et un corps féminin n’est pas pour Deschamps spéculative et abstraite, elle est physique et concrète :
Il y aurait à la longue bien plus de ressemblance entre nous qu’entre les animaux de la même espèce qui se ressemblent le plus, qu’entre les animaux des forêts17.
Telle est donc bien la condition essentielle à la réalisation de la communauté des sexes l’un pour l’autre. Celle-ci est seulement possible à travers l’indistinction et l’indifférenciation physique, dans la mesure où les femmes sont toutes également et monotonement désirables pour les hommes, et réciproquement.
C’est l’élimination des penchants et des sentiments individuels qu’une telle « communauté » postule. Conséquemment, elle implique aussi la disparition nécessaire de l’individu, sa dissolution à l’intérieur de l’état de mœurs. Ainsi cette utopie apparaît-elle comme foncièrement anti-individuelle. Ce qu’elle prône, c’est le point de vue de l’unicité, non celui de la collectivité : le communisme de Deschamps est vraisemblablement le seul de toute l’histoire de l’utopie, visant cette « unicité », à ne pas être collectiviste.
Ce point de vue de l’unique – mais d’un « unique » qui serait l’exact opposé de celui que Stirner passa sa vie intellectuelle à admirer – caractérise singulièrement l’utopie de Deschamps et nous permet de comprendre comment il la pense. Ce communisme exclusivement et mornement rural et ascétique, ce refus acharné de l’activité industrielle et de celle de l’esprit, toutes ces particularités qui pouvaient apparaître comme des péripéties fortuites issues d’un esprit à l’imagination débridée, se présentent maintenant sous l’éclairage de l’unicité totale de la communauté humaine que leur auteur postule.
Deschamps comprend l’humanité comme exclue de la nature universelle, et il veut l’y insérer, la faire participer de ses lois. Mais ce n’est pas la nature humaine qu’il cherche à retrouver, bien au contraire. Celle-ci est foncièrement mauvaise en ce qu’elle s’oppose à l’homogénéité de la nature et à son harmonie18 : il contredit fermement Rousseau sur cette question. Car à sa différence comme à celle des utopistes qui considèrent l’homme naturellement bon et appellent en conséquence à un retour au mythologique âge d’or, Deschamps veut faire passer l’humanité non pas au stade originel mais au stade supérieur.
Pour lui, l’état de mœurs ne consiste pas simplement à un retour à ce qu’il appelle l’« état sauvage », le stade initial de l’humanité qui précède l’« état de lois », le stade actuel sous lequel nous vivons, et qui est « incontestablement pire pour nous autres hommes policés que l’état sauvage »19 . Toutefois,
il fallait que l’homme fût dans l’état violent où le met l’esclavage des lois pour pouvoir n’y être plus, pour avoir la vérité première et la vérité morale qui en découle20.
Or,
il est impossible aux hommes de revenir à l’état sauvage, actuellement que l’état social existe ; mais il leur est plus possible qu’on ne le pense de venir à l’état de mœurs qui est bien préférable à l’état sauvage21.
L’état de mœurs est en effet supérieur à l’état sauvage ou, si l’on veut, il est cet état sauvage enrichi par le passage par l’état de lois, par le passage par sa propre « négation » : enrichi par le « travail de sa négation ». C’est ici précisément que derrière l’esprit fantasque de Deschamps, se dresse soudain son génie intellectuel : incontestablement, il précède Hegel22. Ainsi l’état de mœurs est-il, non l’« affirmation », mais la « négation de sa négation », raison pour laquelle il est « bien préférable à l’état sauvage ».
Dans ce dernier stade auquel devrait aboutir une humanité se réalisant ainsi, l’homme y aura abandonné la violence et les lois qui le gouvernaient sous les deux précédents états et se conformera maintenant aux règles de la nature, à sa perfection mais aussi à son ordre. C’est là le revers de cette curieuse forme d’anarchie. Ses activités y seront harmonieusement organisées et il les pratiquera dans la sérénité, quotidiennement, car tous les jours se ressembleront, et la mort elle-même ne sera qu’un événement nécessaire de la vie sur lequel on ne s’attristera pas23. Une telle société humaine correspond fort à une société animale où tout se pratique d’instinct – ou est censé se pratiquer. De fait, elle est comparable à une ruche, à cette différence près que les abeilles n’y connaîtraient aucune reine, et s’accoupleraient comme des lapins…
Mais une telle société ne trouve pas uniquement dans la loi naturelle sa raison d’être conçue. Deschamps était un penseur de talent, il ne pouvait décrire une utopie censée correspondre à la nature en se contentant simplement de la comparer à celle-ci. Pour lui, la société humaine qu’il imaginait devoir être découlait d’une métaphysique qui lui était propre et qu’il a systématiquement élaborée, une métaphysique qui, globale et générale, se passe ainsi aisément de convoquer aucun Dieu et de se référer à aucune quelconque divinité.
Notes
- Voir Serge Deruette, « Dom Deschamps : un athéisme évanescent au siècle des Lumières », dans la Newsletter précédente, n° 14.
- (19) L.G. Crocker parle d’un « anachronisme complet » (An Age of Crisis, Man and World in Eighteenth Century French Thought, Baltimore, The John Hopkins Press, 1959, p. 403).
- Dans Dom Deschamps, Le vrai système ou le mot de l’énigme métaphysique et morale, textes publiés par J. Thomas et F. Venturi, Genève, Droz, 1963 (1ère éd. 1939), pp. 163 et 165.
- Ibid., p. 165.
- Ibid., pp. 185-186.
- Ibid., pp. 177-179.
- Ibid., p. 192.
- Ibid., pp. 172, 181 et 183.
- Ibid., pp. 177-179 et 186-187.
- Ibid., pp. 157-159 et 174-175.
- Ibid., p. 157 ; idée répétée dans Mot de l’énigme métaphysique et morale appliqué à la théologie et à la philosophie du temps, par demandes et réponses (2e partie), publié par B. Baczko et F. Venturi dans Dix-huitième Siècle, n° 5, 1974, p. 246.
- Ibid., pp. 173-174.
- Ibid., pp. 170-171.
- Ibid., p. 162.
- Ibid., pp. 124-125 et 127-128.
- Ibid., p. 122.
- Ibid., p. 123 ; Deschamps revient sur cette idée p. 162n. Voir aussi mon précédent article (« Dom Deschamps : un athéisme évanescent au siècle des Lumières ») dans la Newsletter n° 14.
- Ibid., pp. 129-131.
- Mot de l’énigme […] (1ère partie), publié dans Dix-huitième Siècle, n° 4, 1973, op. cit., p.347.
- Le vrai système […], op. cit., p. 105.
- Mot de l’énigme […] (1ère partie), op. cit., p.347.
- Émile, Beaussire est le premier à l’avoir mis en évidence en découvrant, il a un siècle et demi, l’œuvre de Deschamps : Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française, Dom Deschamps, son système et son école, Paris, 1865.
- Le vrai système […], op. cit., pp. 168 et 195.
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