Les Fêtes (laïques) de la jeunesse (laïque)

Patrice Dartevelle

Tout autant que celles des Églises, la vie et l’histoire du mouvement anticlérical, généralement appelé « laïque » en Belgique, ne sont pas un long fleuve tranquille. Bien des changements, subis ou voulus, s’y sont opérés.

La question des Fêtes de la jeunesse laïque, devenues voici très peu d’années Fêtes laïques de la jeunesse, peut donner une bonne illustration des évolutions historiques au sein du mouvement laïque.

Ces fêtes sont une des cérémonies de passage liées à la fin de l’enfance et à l’adolescence à l’instar de ce qui existe dans les religions, comme la communion solennelle chez les catholiques ou la bar mitzvah du côté juif. Elles sont créées par ceux qui ne peuvent plus se reconnaître dans les valeurs et les croyances des Églises traditionnelles.

C’est la Révolution française qui est la première confrontée à la situation. L’opposition entre la France révolutionnaire et l’Église catholique va susciter des tentatives de cérémonies civiles, voulues comme identiques pour tous, inaugurant par là une tension qui subsiste entre différentes conceptions de l’idéal laïque.

Les révolutionnaires organisent en 1794 le culte de l’Être suprême et dans cette logique veulent définir des rites communs, spécialement autour de la naissance et du parrainage. Tout cela disparaîtra même si des baptêmes civils auront lieu tout le XIXe siècle en France.

Des fêtes de la jeunesse seront également organisées. De telles fêtes sont attestées en Belgique en 1796, sans laisser de postérité[1]. Si les Fêtes de la jeunesse laïque ont aujourd’hui généralement lieu en mai ou en juin, elles le doivent sûrement aux dates traditionnelles des communions, mais aussi au fait que les révolutionnaires français avaient décidé de fixer les dates des fêtes de la jeunesse au mois de prairial (entre le 21 mai et le 17 juin).

Si le mouvement laïque belge a organisé des fêtes de naissance et de mariage ainsi que des cérémonies de funérailles, celles-ci ont par nature un caractère individuel et seules les fêtes, appelées jusqu’il y a peu « Fêtes de la jeunesse laïque » ont rencontré un écho collectif et public important.

Ces fêtes sont fortement liées dans leur naissance et leur développement l’histoire du mouvement laïque belge. « Laïque » est le nom donné aujourd’hui[2] au groupe de ceux qui dans un premier temps se sont opposés à l’Église et à son emprise sur la société civile et dans un second temps ont résolu de se fixer des règles de vie personnelle et collective en dehors de toute référence religieuse.

En fonction même de l’histoire du mouvement laïque, celle des Fêtes de la jeunesse laïque se déroule en deux temps.

De la fin du XIXe siècle au Pacte scolaire

C’est à partir du milieu du XIXe siècle que se créent les associations laïques. La première, L’Affranchissement, apparaît à Bruxelles en 1854 en se donnant pour but principal de garantir des funérailles civiles à ses membres.

En fait une opposition catholiques/non-catholiques se cristallise dans l’opinion au long du siècle. Le nombre des opposants à l’Église augmente à un point tel qu’on a pu soutenir qu’au sein de la population masculine vers 1900, les non-catholiques sont les plus nombreux[3], du fait de la grande opposition des milieux ouvriers à l’égard de l’Église. À cette époque, de nombreuses associations de libre pensée sont intégrées au sein du parti socialiste (Parti Ouvrier Belge à ce moment). On peut mesurer effectivement qu’entre 1900 et 1924, dans les communes ouvrières des bassins de Liège et de Charleroi, il y a de 20 à 30 % de non-baptisés, voire 40 % comme à Seraing en 1914, et 45 % de mariages purement civils.

Le groupe non-catholique est très inégalement réparti dans le pays. Il se concentre dans le sillon charbonnier et industriel de Liège au Borinage, à Bruxelles, à Anvers et Gand et dans le Sud-Luxembourg.

Concomitamment le nombre des associations laïques et celui de leurs membres va considérablement s’accroître. Dès 1877, on compte 35 groupes de libre pensée et 2 000 membres, en 1912, 370 groupes et 26 000 membres[4].

C’est dans ce contexte que les associations laïques débattent dans les années 1870 des cérémonies comme le baptême, la « communion laïque » comme diront certains, ou le mariage. Leur éventuelle organisation sur un mode laïque se heurte à une vive opposition interne.

Beaucoup dénoncent une inutile singerie de cérémonies catholiques dont les anticléricaux ont voulu se débarrasser. Plus profondément la philosophie rationaliste ne s’accommode pas aisément de manifestations rituelles qui posent vite des questions comme le statut des symboles ou celui d’un sacré jugé incompatible avec l’idéal scientifique guidé exclusivement par la raison ou encore celui d’une spiritualité non-religieuse souvent controversée[5].S’agissant de baptêmes et de fêtes de la jeunesse, des cérémonies laïques ne concordent pas avec une critique que libres penseurs et rationalistes adressent à l’éducation chrétienne : celle-ci est fondée sur l’inculcation précoce, avant l’âge de raison, de pratiques et de dogmes religieux comme le catéchisme en donne l’illustration.

Plus récemment des psychopédagogues qui ne s’opposent pas au principe d’une fête de passage à l’adolescence constatent que le moment d’une telle fête – douze ans, la dernière année d’enseignement primaire – ne devrait pas être calqué sur celui de la communion et du passage de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire (évidemment peu fréquent au XIXe siècle) et que solenniser le passage à l’adolescence impliquerait un report de deux ans.

En sens inverse, beaucoup de laïques ne manquent pas de relever que le christianisme a plus récupéré et aménagé qu’inventé des rites de passage qui sont une donnée anthropologique largement répandue dans l’espace et le temps. En outre parmi les laïques, on compte de nombreux francs-maçons, très sensibles aux symboles et aux rituels[6]. Les loges ont aussi coutume d’« adopter » des enfants de leurs membres et de les initier progressivement à la vie maçonnique.

L’histoire des Fêtes de la jeunesse laïque reste à faire[7] et on ne peut dater avec certitude leur première apparition.

Il est certain qu’une fête est organisée à Liège en 1888 (sous forte inspiration maçonnique) en 1889 à Charleroi[8] et dans la région du Centre[9], à Anvers en 1890[10] ou 1883[11]. Le succès est d’emblée considérable et il faut rapidement soit utiliser des salles de plus en plus grandes, soit décentraliser la Fête.

Celle-ci va parfois s’étendre sur deux jours (un dimanche et un lundi). Elle comprend une partie académique avec discours sur les principes de la libre pensée et ses revendications en matière de libertés, un repas avec les parents, la remise d’un diplôme et d’un cadeau. Le second jour peut être consacré à un voyage[12].

On sait peu de choses sur ce qu’il advient de ces fêtes dans l’entre-deux-guerres et l’immédiat après-guerre[13]. Plusieurs semblent maintenues. Celle de Bruxelles est attestée en 1927[14]. Beaucoup ont cessé. La cause de ce déclin est claire : elle est dans celui des associations laïques. Ainsi, de 1911 à 1937, la Fédération nationale de la libre pensée perd les deux tiers de ses membres et n’en compte plus que 9 000. Cette évolution peut sans doute être attribuée à la continuation des conflits entre libéraux et socialistes, que ce soit au sein des mêmes associations ou dans des associations différentes, mais il est surtout dû au revirement politique du Parti Ouvrier Belge qui, en 1913 met hors du parti les sociétés de libre pensée qui lui était affiliées[15].

La renaissance des Fêtes de la jeunesse laïque

Une décision essentielle en matière de politique scolaire belge va modifier la donne.

Après de longs conflits, ce qu’on appelle la « guerre scolaire », les trois grands partis politiques belges signent le 20 novembre 1958 le Pacte scolaire, document qui est traduit sous forme de loi le 29 mai 1959.

Cette loi comporte de nombreux aspects importants et prévoit notamment que tous les établissements scolaires primaires et secondaires, organisés par les pouvoirs publics, ce qu’on nomme l’enseignement officiel, devront obligatoirement prévoir des cours des différentes religions reconnues (mais la religion catholique est évidemment nettement majoritaire) et un cours de morale non-confessionnelle, c’est-à-dire ne faisant aucune référence à une religion, une divinité, une transcendance.

En contrepartie d’avantages importants pour l’enseignement catholique, le parti et les autorités catholiques renoncent à leur position traditionnelle selon laquelle il ne pouvait y avoir d’école même publique où l’enseignement de la religion catholique ne soit obligatoire. Auparavant l’enseignement officiel connaissait des situations très diverses allant de l’enseignement obligatoire de la religion catholique à l’absence de fait de tout enseignement religieux ou l’existence d’un cours de morale unique pour tous les élèves en passant par l’enseignement de la seule religion catholique mais avec dispense ou encore le système devenu obligatoire à partir de 1959.

En 2015-2016, dans l’enseignement officiel en Communauté française au niveau primaire, 36,4 % des élèves suivaient le cours de morale non-confessionnelle, 39,3 % le cours de religion catholique et 19,6 % le cours de religion islamique. Au niveau secondaire, ces chiffres deviennent 55% pour la morale, 20,5 % pour la religion catholique et 18,5 % pour la religion islamique (vu l’arrêt de la cour constitutionnelle, il y a déjà un « encadrement pédagogique alternatif » pour 2,5 % des élèves dans le primaire et 3 % dans le secondaire)[16].

Cette situation va exacerber un sentiment déjà présent autrefois. Le strict parallélisme entre les cours de religion et celui de morale va engendrer un malaise, une insatisfaction chez beaucoup d’enfants de dernière année primaire suivant le cours de morale et chez leurs parents : les enfants des cours de religion voient leur parcours comme « couronné » par la communion solennelle tandis que généralement rien n’existe pour ceux du cours de morale.

Dès lors, en 1964, à Bruxelles, des parents emmenés par Janine Lahousse[17] décident de (re)créer une fête de la jeunesse laïque. Cela se fait en connexion plus ou moins grande avec les enseignants de morale non-confessionnelle, sans obligation ni pour les élèves ni pour les enseignants. Les écoles et les pouvoirs qui les organisent ne jouent pas de rôle organique dans l’organisation des fêtes.

La conception de la Fête est confiée à Paul Damblon, journaliste très connu de la Télévision belge, musicien, compositeur et metteur en scène doué d’un grand talent de communication et à son épouse Tamara, spécialiste de littérature pour la jeunesse. Ils créent un scénario qui sera le plus souvent repris par les autres fêtes qui vont s’organiser et vont intervenir eux-mêmes pour dire leurs textes.

La première Fête a lieu à Bruxelles le 21 juin 1964 et rassemble d’emblée 450 enfants.

L’initiative connaît un vif succès et dès 1978 on compte plus de 80 Fêtes pour la Belgique francophone[18]. Des milliers d’enfants participent chaque année à ces Fêtes. En 2014, il y en avait 680 rassemblés à Bruxelles à Forest National[19] et même 240 en Province de Luxembourg.

Les parents des enfants qui participent aux Fêtes ont droit à un jour de congé avec maintien de la rémunération, comme pour la communion. Les grandes chaînes de supermarchés et de nombreux magasins accordent les mêmes avantages aux participants aux Fêtes de la jeunesse laïque qu’à ceux qui font leur communion.

Il est par ailleurs symptomatique que cette renaissance s’accompagne d’une modification de la structure du mouvement laïque. De nombreuses associations nouvelles, généralement, appelées « Amis de la morale laïque de telle ou telle commune », sont créées dès les années 1960 à côté et même souvent à la place de plus anciennes associations. Il y en a plus de 60, fédérées en 1969 par la Fédération des Amis de la Morale Laïque. Ce sont souvent elles qui organisent les Fêtes.

Celles-ci, dans leur modèle de 1964, comprennent une partie solennelle qui exalte les valeurs laïques et une partie récréative comportant un spectacle destiné aux enfants. Elles se clôturent par une invitation faite aux enfants à œuvrer en vue d’un monde meilleur et une sorte de proclamation commune.

Le contenu de cette deuxième forme de Fête de la jeunesse laïque revêt une tonalité assez différente de celles du XIXe siècle. Il ne s’agit plus de revendications (qui ont été rencontrées autant que le peuvent les lois et les pouvoirs publics), mais de l’expression de valeurs positives conformes à la philosophie laïque dans une acception large.

Leur formulation tient compte des contraintes propres à l’éducation laïque : ne pas endoctriner, mais libérer.

C’est sur l’autonomie à acquérir qu’est mis l’accent principal. Le rituel déclare : « Vous [les enfants] n’aurez de compte à rendre qu’à vous-mêmes […] quand vous serez adultes, pour tous les actes importants de la vie ». L’homme est vu comme perfectible et doté de la capacité de maîtriser son destin. Il a conscience de la diversité des valeurs dans la société et pratique la tolérance. La participation active de chacun à la réalisation des activités et entreprises du groupe auquel il appartient est essentielle, car l’homme n’est pas seul dans la société. Fondamentalement c’est un programme fondé sur la confiance en l’être humain et la préoccupation de son bonheur qui est proposé[20].

De la Fête de la jeunesse laïque à la Fête laïque de la jeunesse

Dès 2015, plusieurs éléments vont modifier un paysage qui, pour ce qui est des Fêtes, paraissait sans problème. Il en allait différemment du cours de morale et des cours de religion.

Le départ apparent est donné par un arrêt rendu le 12 mars 2015 par la Cour constitutionnelle à la suite d’une plainte de la famille De Pasquale. Celle-ci contestait pour des raisons de principe qu’on puisse assigner une religion ou une non-religion à un enfant et ses parents. Elle obtient gain de cause et ces cours ne peuvent plus être obligatoires.

Le problème posé n’est pas sans fondement mais, en réalité, dans beaucoup de milieux laïques, un autre problème est devenu prégnant.

Certes une forte tendance avait toujours existé au sein du mouvement laïque pour considérer que le cours de morale non-confessionnelle organisé dans l’enseignement officiel n’était qu’un pis-aller par rapport à la suppression de tout enseignement des différentes religions, comme en France, et donc également de tout enseignement d’une morale non-confessionnelle.

Dans beaucoup de milieux et de partis laïques, la thématique du « Vivre ensemble » est devenue centrale. Celui-ci est effectivement en vraie difficulté, tant du fait de la diversification ethnique et religieuse que de la généralisation d’un individualisme marqué. La séparation des élèves, ne serait-ce que deux heures par semaine, semble à ces milieux à l’opposé de l’objectif de la reconstruction d’un « Vivre ensemble ».

En fait l’occasion était belle pour ceux qui pensaient de la sorte, mais il faut constater que l’arrêt de la Cour constitutionnelle ne permettait pas le statu quo.

Même si on ne trouve pas d’expression publique de ce point de vue, il est également possible que la perspective de mettre fin au cours de religion musulmane ait réjoui d’aucuns.

Restait cependant un sérieux obstacle, celui posé par l’article 24 de la Constitution qui dispose en son § 1er que « Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non-confessionnelle ».

Insistons sur le fait que le caractère maintenant non-obligatoire de l’enseignement des religions ne vise pas les écoles confessionnelles, qui, en Belgique francophone, regroupent autant d’élèves que les écoles officielles[21].

Le Parlement de la Communauté française vote successivement deux décrets pour s’adapter à la décision de la Cour constitutionnelle ; le premier le 10 août 2016, relatif à la mise en œuvre d’un cours de philosophie et de citoyenneté dans l’enseignement fondamental, le second le 1er septembre 2017 portant sur le même objet dans l’enseignement secondaire. Dans les deux cas, le nouveau dispositif entre en fonction le 1er octobre qui suit l’adoption du décret.

Le Centre d’Action Laïque est plus que favorable au changement, tout comme la Fédération des Amis de la Morale laïque (FAML), ce qui est plus surprenant.

Le nouveau système crée des cours de philosophie et de citoyenneté ouverts à tous.

Sa base est un cours d’une heure hebdomadaire, les cours philosophiques étant réduits à une heure, Constitution oblige. Une seconde heure de philosophie et citoyenneté peut être donnée, si on renonce à l’heure de cours philosophique. Ce dernier système ne fait cependant guère recette pour l’instant : il n’est demandé en 2018-2019 que par 12,2 % des élèves de l’enseignement primaire officiel et 15,3 % des élèves du secondaire de même type, la part des élèves suivant le cours de morale tombant à 21,7 % en primaire et 43,3 %, en secondaire. Mais si on prend les chiffres de fréquentation de l’ensemble des réseaux, on arrive simplement à ce qu’en 2019, 43 650 élèves (en hausse de 6 000) sur 650 000 n’ont plus de cours de religion ni de morale, soit environ 6,7 %[22].

Dès lors, la filière, si imparfaite soit-elle (bien des enseignants de morale non-confessionnelle refusaient de préparer leurs élèves à la Fête de la jeunesse laïque), qui menait les élèves du cours de morale vers la Fête devenait illogique et presqu’impossible vu l’unique heure de morale au maximum.

Une mutation en Fête laïque de la jeunesse, proposée à tout élève terminant au niveau primaire le cours de philosophie et de citoyenneté est dès lors organisée à l’initiative du Centre d’Action Laïque, en plein accord avec la FAML – qui dans plusieurs cas renomme ses associations locales en « (nom de la commune) laïque » ou « Laïcité (nom de la commune) », au lieu de « Amis de la morale laïque de (nom de la commune) ». À Bruxelles, dès 2014, la régionale de Bruxelles du Centre d’Action Laïque, Bruxelles laïque, avait repris les choses en mains sous le nom d’« Impatiences » et dès 2016, elle passait à la Fête laïque de la jeunesse. Sur le plan local, il y a des protestations et, à croire son site, Laïcité Etterbeek n’accepte pas la nouvelle formule et se réserve d’organiser comme avant une Fête de la jeunesse laïque.

Dans l’état actuel des choses, la transformation est tout sauf un succès. Plusieurs articles de presse à propos de différentes régions sont clairs. Ainsi, en province de liège, à Spa le nombre d’élèves participant à la Fête laïque de la jeunesse a baissé 50 % et à Verviers on passe même de 105 à 5 élèves[23].

Le président des Amis de la morale laïque de Verviers, André Lepas, est désabusé et dit crûment le problème : « Nous n’avons pas de personne-relais » et conclut « Je ne vois pas comment améliorer la situation de manière immédiate. Ce qui se passe pour le moment est assez catastrophique pour la laïcité ». Un haut responsable du Centre d’Action Laïque de la province de Liège est moins défaitiste, mais ses propos sont néanmoins révélateurs : « Moi, je n’ai pas l’impression que ça va disparaître » et envisage pour l’avenir « de nouveau un peu plus d’enfants » et argumente que « Ce n’est pas notre objectif de remplir les salles ». De fait, pour l’ensemble de la province de Liège, il y avait d’habitude environ 1 000 élèves participants à la Fête traditionnelle, chiffre tombé à 350 en 2018 et à 250 en 2019[24].

La situation n’est pas différente en Hainaut. Ainsi à Saint-Ghislain, le 12 mai 2019, il y avait 87 enfants à la Fête contre 150 auparavant. Dans la région de Charleroi, on ne compte plus qu’une trentaine d’enfants à la Fête contre une centaine auparavant. La réduction des heures de morale est désignée comme la cause du problème. Les zones rurales semblent moins touchées cependant[25].

Les raisonnements qui ont poussé à maintenir la Fête tout en la transformant ne sont pas véritablement publics et on ne peut savoir si les dirigeants laïques s’attendaient à l’écroulement qui s’est produit. Le mécanisme et son enchaînement ne sont guère fréquents historiquement : ce sont bien les laïques eux-mêmes qui ont œuvré à la quasi-fin du cours de morale. Mais au lieu d’acter que dès lors la Fête n’avait plus de sens, ils ont tenté un remodelage bien difficile. Les raisons qui ont amené au cours de philosophie et citoyenneté ne sont certes pas minces, mais a-t-on bien pesé et annoncé les risques pris à l’égard d’un cours et de son corollaire, la Fête, qui étaient la meilleure manière de faire voir à ceux qui y participaient – et même à ceux qui n’y participaient pas – les valeurs et la présence du mouvement laïque ? N’est-on pas allé fort loin dans le hara-kiri ?

On ne manquera pas de relever que l’attitude du Centre d’Action Laïque peut avoir sa cohérence. En effet en 2017, il modifie dans ses statuts la définition de la laïcité pour ne donner en son article 4 une définition très générale, de type français, axée sur la séparation des Églises et de l’État, alors que la précédente, de 1997, comportait deux axes, l’un politique, accessible à tous, croyants compris, mais aussi un autre, philosophique, explicitement non-confessionnel.

Les réactions connues quant à la régression de la participation à la Fête semblent relever de l’euphémisation laborieuse d’un échec qui ne semblait pas prévu. L’inconscience est parfois plus apparente. Ainsi la régionale du Brabant wallon du Centre d’Action Laïque a demandé à la fin de décembre 2018 aux directions des écoles officielles de la province de pouvoir informer par leur canal les professeurs de philosophie et de citoyenneté de la nouvelle Fête laïque de jeunesse, comme si rien n’était changé par rapport à la situation ancienne et en donnant l’impression qu’en réalité le nouveau cours n’était que le moyen habile de ramener tout le monde au cours de morale non-confessionnelle. Le tollé dans la presse n’a pas manqué[26].

S’il y a au départ cohérence au prix du sacrifice majeur qu’est la disparition à terme souhaitée du cours de morale non-confessionnelle, pour la malheureuse Fête on ne sait la part d’illusion, d’incohérence ou d’indifférence.

Pour ma part je formulerais à l’encontre du processus une objection qui est utilisée depuis longtemps à l’encontre de religions dominantes.

Certes le cours de philosophie et de citoyenneté se veut ouvert et pluraliste, accessible à tous, quelles que soient leurs convictions – mais que va-t-on dire aux adolescents qui refusent le pluralisme démocratique ? Mais rassembler tout le monde, toutes convictions confondues avant même que chacun ait pu étudier et formaliser ses propres convictions, n’est-ce pas une manière d’aboutir à la formation d’une pensée unique, certes des plus molles ? Il n’y aura pas de catéchisme mais un cadre unique, conçu par des pouvoirs.

La diversité est-elle si néfaste ?

Le « Vivre ensemble » est un bel idéal mais faut-il le payer d’un effacement de soi ? Et, une fois encore, on charge l’enseignement de résoudre un problème qu’il n’a pas créé sans qu’il ait donné de bien grand exemple de réussite de ce système, sauf pour l’ignorance, mais c’est son vrai métier.


Notes

  1. C(laudine) Lefèvre et A(nne).M(arie) Muls, Les Fêtes de l’Enfance, Livret concernant l’exposition réalisée au Musée de la Haute Haine à Carnières du 11 octobre 1998 au 31 août 1999.
  2. Au XIXe siècle, les qualifications et dénominations de « libre pensée » ou « rationaliste » sont plus fréquentes que celles de « laïque ».
  3. Els Witte, « Déchristianisation et sécularisation en Belgique », in (sous la direction scientifique d’Hervé Hasquin), Histoire de la Laïcité, Bruxelles, 1979, pp. 159-175. L’ouvrage a été réédité en 1981 par les Éditions de l’ULB et en 1994 par Espace de Libertés Éditions du Centre d’Action Laïque.
  4. John Bartier, « La franc-maçonnerie et les associations laïques en Belgique », Histoire de la Laïcité, pp. 177-200.
  5. Le volume n° 69 (2008) de La Pensée et les Hommes, Les laïques, les rituels et la spiritualité, donne une bonne idée de cette tendance au sein du mouvement laïque.
  6. Aujourd’hui encore on appelle « rituel » le schéma d’organisation de la Fête de la jeunesse laïque.
  7. Pol Defosse, Dictionnaire historique de la laïcité, Bruxelles, 2005, s.v. Cérémonies laïques.
  8. Ibid.
  9. John Bartier, op. cit.
  10. Pol Defosse, op. cit.
  11. 1789-1989, 200 ans de libre pensée en Belgique, Catalogue de l’exposition tenue à Charleroi en 1989, Analyse des documents (IV, La libre pensée en action, document 17).
  12. Lefèvre et Muls, op. cit.
  13. Jeffrey Tyssens, « Les associations de libre pensée pendant l’entre-deux-guerres une période de crise », in 1789-1989 […], op. cit., pp. 43-47 écrit : « La littérature historique sur la libre pensée dans l’entre-deux-guerres est pratiquement inexistante ». La situation ne s’est guère améliorée depuis, malgré les efforts de Jeffrey Tyssens.
  14. Pol Defosse, op. cit.
  15. Jeffrey Tyssens, op. cit.
  16. D’après Caroline Sägesser, « La fréquentation des cours de religion et de morale après l’introduction de l’enseignement de la philosophie et de la citoyenneté », ORELA, Observatoire des Religions et de la Laïcité, 8 avril 2019.
  17. Juliette Bosse, La Fête de la Jeunesse Laïque, un rite de passage autour de la notion de libre-examen, Éduquer, N° 107 (juin 2014), pp. 38-40.
  18. Robert Hamaide, L’affirmation de la laïcité en Belgique, in Histoire de la Laïcité, pp.257-273.
  19. Le Soir du 16 mai 2014. Le chiffre est moins élevé qu’il y a quelques décennies, période où la Fête a rassemblé plus de 2 000 enfants, mais il faut voir qu’au même moment à Bruxelles 43 % des élèves de l’enseignement primaire officiel suivent le cours de religion islamique.
  20. La meilleure description des valeurs laïques pour l’enfance et l’adolescence est donnée par Marcel Voisin, Vivre la laïcité, Éditions de l’Université de Bruxelles, Laïcité, Série « Recherche », 2, 1983 (2e édition).
  21. Éric Burgraff, Le Soir du 2 mai 2019.
  22. Didier Swysen, La Capitale du 9 septembre 2019.
  23. Sudinfo.be, le 5 février 2019 (sous le titre explicite « Les associations laïques attirent moins d’ados à cause du cours de citoyenneté, en région verviétoise ») et La Meuse (édition de Verviers) le 5 février 2019.
  24. Barbara Schaal, rtbf.be, le 14 mai 2019.
  25. Rtbf.be, le 12 mai 2019, « Les fêtes de la jeunesse laïque attirent de moins en moins de monde ».
  26. La Libre Belgique du 14 décembre 2018 et Le Soir du 19 décembre 2018.