LES ILLUSIONS TENACES

Voici quelques années, l’éminent savant, prix Nobel de médecine, professeur honoraire de l’Université catholique de Louvain qu’est Christian de Duve, avait marqué son indépendance intellectuelle vis-à-vis du christianisme, de ses textes, de sa théologie (et évidemment vis-à-vis de l’Eglise principale qui l’incarne en Belgique)(1).

Il avait affirmé plutôt nettement la primauté de sa liberté de réflexion.
Il y a près d’un an, il publie un opuscule bien plus modeste, sans doute une sorte de testament philosophique vu l’âge très avancé de l’auteur, bientôt centenaire.

Hélas, la lucidité d’autrefois semble avoir fait place non pas vraiment à un retour aux certitudes religieuses de la jeunesse mais en tout cas à un rapprochement avec une certaine théologie.
Le titre explique le projet.  Dans De Jésus à Jésus en passant par Darwin(2).  Le premier Jésus désigne la religion traditionnelle, conventionnelle ; Darwin symbolise la société actuelle, la lutte permanente qui s’y déroule, la violence qui s’y exprime, les égoïsmes de groupe ; le second Jésus veut désigner le véritable enseignement du christ, doux et bon.

Pas born again

Certes Christian de Duve n’est pas tombé dans la caricature du born again christian américain.  Il s’en défend explicitement : « Ce n’est pas … le témoignage d’un mécréant qui a retrouvé la foi de son enfance » (p. 45)
Plus rassurant, encore que nuancé Ch. De Duve dit ne pas croire aux miracles « parce que je sais que les lois naturelles s’y opposent » (p. 70).  Il reconnaît une zone d’incertitude « où les connaissances manquent et par rapport à laquelle il veut rester prudent mais immédiatement, il dénonce « cette frange influente d’intellectuels dits « spiritualistes » qui … défendent des théories scientifiques inacceptables telles que le « dessein intelligent » et d’autres formes de finalisme » (ibidem)

S’il s’en prend symétriquement à l’athéisme militant de Richard Dawkins c’est parce que « une science ne peut pas démontrer l’inexistence de Dieu, pas plus d’ailleurs que son existence » (p. 69)

On peut lui en donner acte même si un athée dira toujours que les progrès de la science ont rétréci le champ de la religion et que baptiser dieu de ce qu’on ne comprend pas encore sans que cela n’ajoute rien n’est ni utile ni raisonnable.

Darwin

Le fondement apparent du problème de Chr. de Duve réside donc dans l’ambiance du monde actuel, qu’il voit en noir ce que la majorité des humains d’aujourd’hui ne lui contestera pas, encore qu’il n’abonde pas dans le catastrophisme écologique à la mode.  Ce sont plutôt les guerres qui l’impressionnent.  Il a une idée très caractéristique, « très scientifique » : le problème est qu’au fond, le cerveau humain s’est peu modifié en quelques millions d’années, en tout cas beaucoup moins que la situation réelle du monde.

Je ne suis pas sûr que cela soit une évidence mais c’est le genre de question auquel nous – les non-scientifiques – ne pensons pas alors qu’au fond la poursuite de l’évolution est une vaste énigme.
J’avoue que la conclusion que Chr. de Duve tire de la situation et de l’impossibilité de changer l’homme me laisse pantois : il faut un sage.

Un Jésus inventé

Le terme est bizarre par son côté moral ou moralisateur.  C’est un fait que nous ne disposons plus d’une (ou de plusieurs) théorie qui interprète le monde de manière convaincante et encore moins qui soit susceptible de nous guider pour l’améliorer.  Mais est-ce bien un sage détaché du monde qu’il nous faut ?

Le pire est que ce sage Chr. de Duve l’a trouvé : c’est Jésus.
Comment croire que les éventuelles recettes d’il y a vingt siècles puissent être opérantes pour réformer le monde d’aujourd’hui ?

C’est certes un peu différent pour les problèmes individuels : le bonheur, la mort, mais pour la société ?
Quand on va un peu plus loin, c’est pire.  Certes, Chr. de Duve ne devient pas fondamentaliste.  Son Jésus « doit être débarrassé de la mythologie qui a été développée autour de lui au cours des siècles, qui réserve sa partie centrale aux seuls croyants » (p. 60)
Le message qui devrait nous guider selon lui réside en quelques phrases des Evangiles : « Aimez-vous les uns les autres » ; « Celui qui vit par le glaive périra par le glaive » ; « Que celui qui n’a jamais péché … ».
Toute l’affaire est d’une rare naïveté : qui croit encore que l’on peut savoir ce que Jésus a réellement dit ?
Chr. de Duve n’est pas si fou.  Il sait bien que dans les Evangiles, il y a d’autres choses, bien plus embarrassantes que quelques phrases éparses, apparemment généreuses.

Mais ce seraient « d’autres [textes] qui projettent … de Jésus des images différentes que leurs auteurs ont retenues pour des raisons historiques, ou même remodelées en fonction des préoccupations des premières communautés chrétiennes et de leurs représentants » (pp. 55-56) !  Déjà affirmer que le « Aimez-vous les uns les autres » vise l’universel et non la communauté des premiers chrétiens (p. 54) ne fera l’unanimité des exégètes mais croire que ce que l’on approuve vient de Jésus et le reste l’œuvre perverse de disciples trop humains fera rire tout philologue, historien sinon théologien.

 

Dans ses remerciements, Chr. de Duve avoue sa « reconnaissance spéciale » à Gabriel Ringlet.

 

On reconnaît l’esprit de ce prêtre à l’esprit incontestablement indépendant des autorités religieuses mais qui n’en finit pas d’inventer des tours de passe-passe pour sauver un Jésus et un Dieu des évidences qui lui sont contraires (je pense au Dieu faible qui ne peut empêcher les catastrophes telle que celle de la mort d’une vingtaine d’enfants dans un accident d’autocar en Suisse).

La voie est sans issue et relève de l’illusion.

Patrice DARTEVELLE.

(1)  A l’écoute du vivant, 2002

(2) Christian de Duve, De Jésus à Jésus en passant par Darwin, Paris, Odile Jacob, 2011, 92 pp.,

Prix : ± 9 euros