Neutralité vs laïcité
Tout le monde ou presque, aujourd’hui, se réclame de la neutralité et de la liberté, mais en ne faisant pas le même usage de ces notions.
Une opinion de Vincent de Coorebyter, directeur du Crisp
Pendant longtemps, on a distingué la laïcité de la simple neutralité en opposant deux des pays qui les incarnent, à savoir la France et la Belgique. Selon cette thèse, la Belgique est devenue une terre de neutralité dans laquelle l’Etat et les Eglises sont mutuellement indépendants, mais sans que l’Etat poursuive un idéal de laïcité qui reléguerait la religion dans la sphère privée. L’Etat belge s’astreint au contraire à une stricte neutralité entre les différents courants philosophiques : il vise à leur assurer la plus grande égalité de traitement possible, sans s’interdire de reconnaître les institutions qui incarnent ces courants. Selon la même thèse, la France resterait au contraire une terre de laïcité, aussi bien en vertu de la loi de Séparation de 1905 que de l’article 1 er de la Constitution française.
Cette option en faveur de la laïcité opposerait fortement la France à la Belgique en ce qui concerne l’expression du fait religieux dans la sphère publique, expression a priori interdite en France alors qu’elle est autorisée en Belgique. Cette vision qu’on peut qualifier de classique est battue en brèche, depuis plusieurs années déjà, par une thèse inverse, qui consiste à relire le cadre juridique de la laïcité française pour rabattre, en substance, la laïcité sur la neutralité.
Selon cette interprétation nouvelle, qui tend à faire autorité, le droit français de la laïcité ne diffère que marginalement du droit belge, l’un et l’autre étant fondés, comme dans la plupart des démocraties, sur le double principe de la neutralité de l’Etat à l’égard de toutes les convictions et de la liberté des individus et des groupes d’exprimer ces convictions.
Dans cette interprétation, le modèle français de la laïcité perd son tranchant anticlérical, et n’est plus synonyme de relégation du religieux dans la sphère privée : tout en conservant quelques spécificités, il se rapproche fortement du modèle de neutralité qu’on impute à la Belgique.
Au plan juridique, la thèse du rapprochement est exacte : la France et la Belgique partagent dans ces matières un socle commun qui est bien plus important que ce qui les distingue. Mais cela ne signifie pas, pour autant, qu’il faille opter purement et simplement pour la seconde thèse au détriment de la première, et en particulier pour le rabattement du concept de laïcité sur celui de neutralité. Car s’il y a bien, au plan juridique, une quasi-identité entre ces deux notions, il n’en va pas de même au niveau des modèles de société qui sous-tendent les débats actuels : à ce niveau où se joue la dynamique des prises de position, laïcité et neutralité ne sont pas synonymes.
Dans nombre de cas, le rabattement de la laïcité sur la neutralité n’est pas neutre. Quand il prend des accents idéologiques, il s’accompagne d’une bienveillance à l’égard du fait religieux (considéré comme une donnée anthropologique fondamentale), et d’une grande vigilance à l’égard de tout ce qui apparaît comme une agression antireligieuse, souvent interprétée comme un héritage des Lumières. La neutralité assignée à l’Etat prend alors la forme d’une stricte abstention, l’Etat étant suspect de vouloir interférer avec l’auto-organisation des cultes ou avec la pratique des individus.
Mettre la neutralité de l’Etat en avant permet ainsi, pour certains, de préserver le statut particulier du fait religieux parmi les autres formes de la liberté de conviction. Symétriquement, dans nombre de cas, le refus de réduire la laïcité à la neutralité de l’Etat n’est pas neutre non plus.
Le concept de laïcité permet de dresser l’Etat et certaines institutions publiques, comme l’école, en rempart contre les risques de cléricalisme, l’Etat, selon ce point de vue, devant être neutre, mais ayant aussi une mission : protéger les services publics, le champ politique et les individus contre les velléités de mainmise religieuse.
Rester fidèle au concept de laïcité plutôt qu’à celui de neutralité traduit ainsi, chez certains, une méfiance à l’égard des phénomènes, sinon religieux, en tout cas cléricaux, soit une attitude inverse de celle qui conduit à privilégier le concept de neutralité.
Si l’on accepte de pousser cet effort de clarification à son terme — et quoi qu’il en soit des évidentes limites d’un contraste binaire —, on peut résumer la différence entre “neutralité” et “laïcité” comme une différence entre liberté et émancipation. Alors que l’Eglise catholique, comme les autres cultes dominants, a vigoureusement condamné les libertés fondamentales jusqu’à la fin du XIXe siècle parce qu’elles consacraient le pluralisme philosophique, les Eglises se revendiquent aujourd’hui des droits de l’homme et, singulièrement, de la liberté de culte et de la liberté de conscience, libertés fondamentales qui protègent les religions de l’ingérence étatique.
Le concept de neutralité (de l’Etat) est ainsi valorisé au même titre que celui de liberté (des Eglises et des citoyens), la liberté devant s’entendre ici non comme un principe de transformation sociale, mais comme un droit à l’autonomie des différents courants philosophiques et religieux. Ceux qui, à l’inverse, se revendiquent spécifiquement de la laïcité soutiennent aussi l’impératif de neutralité de l’Etat et les droits fondamentaux (qui sont au cœur du combat laïque contre le cléricalisme), mais ils les inscrivent dans un projet d’émancipation de la société et des mentalités, dans des objectifs de laïcisation du droit civil, d’autonomie du jeu politique à l’égard des croyances et de soustraction des individus aux influences cléricales, y compris celles qui s’exerceraient dans la sphère familiale ou au travers du voisinage.
Tout le monde ou presque, aujourd’hui, se réclame de la neutralité et de la liberté, mais en ne faisant pas le même usage de ces notions. Si l’on admet ce qui précède, la question de l’impact de la multiculturalité se pose de manière différente pour chacun de ces courants de pensée. On se demande souvent si la multiculturalité contraint ou non la laïcité à se renouveler, mais on devrait également se demander si elle impose ou non de repenser le modèle de la neutralité.
A moins — ce serait notre hypothèse — que la vogue actuelle de l’idée de neutralité ne soit déjà un effet de la révolution multiculturelle, alors que la laïcité, elle, serait encore en position défensive devant certaines évolutions récentes, qui bousculent la place prééminente qu’elle accorde à l’émancipation des individus à l’égard de ses appartenances héritées.
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