Onfray-Houellebecq : « Seule une religion est capable de fédérer une civilisation »
Patrice Dartevelle
Le long débat entre Michel Houellebecq et Michel Onfray publié en décembre 2022 dans la revue Front populaire, animée par Michel Onfray[1] a suscité pas mal de commentaires dans Le Figaro comme dans Le Monde [2], sinon des remous.
Pour sa part, la correspondante du Soir à Paris, Joëlle Meskens, s’indigne et trouve « sidérant de voir l’écho donné […] à l’entretien croisé entre Michel Houellebecq et Michel Onfray. Quarante-cinq pages de collapsologie délirante assumée »[3].
Le recenseur du Monde voit dans les propos de Houellebecq une étape supplémentaire de sa radicalisation, alors que sa consœur du Figaro voit dans le débat un « dialogue extra-lucide » et donne raison à Houellebecq.
Les deux compères sont indiscutablement provocateurs, surtout Houellebecq, qu’Onfray tente à plusieurs reprises de modérer.
Pour ma part, je juge le débat intéressant, significatif, mais inquiétant du point de vue qui m’importe le plus ici, les propos sur la religion. Il comprend aussi, quand on se rapproche de la politique concrète, d’authentiques formules relevant du café du commerce ou carrément franchouillardes.
Pour le côté franchouillard, Houellebecq pérore que « La France ne décline pas davantage que les autres pays européens, mais elle a une conscience exceptionnellement élevée de son déclin » (il ne supporte pas de Gaulle et ce ne pourrait être que quelques « particules élémentaires » survivant à son influence), et de plaider pour un « Frexit » dont les avantages garantis me semblent tout sauf évidents.
Pour la provocation, Houellebecq, né en Algérie, de loin le plus fort des deux sur ce plan, assure que « Pour son comportement envers les harkis, de Gaulle méritait d’être fusillé ».
La France n’a certes pas pris ses responsabilités vis-à-vis des harkis réfugiés chez elle, mais la formule est caractéristique de la nostalgie de la droite pied-noir, qui nous renvoie à un passé qu’on ne peut que remâcher.
Avant de me concentrer sur les propos qui concernent les religions, abordons la question du déclinisme vue par les deux débatteurs. Leur position en matière de croyances et de religion fait corps avec la question du déclinisme.
Le déclinisme
Leur approche de base est d’ordre démographique. Curieusement, alors que le thème central est le déclin de l’Occident et de la pression musulmane en Europe, Houellebecq est surtout effrayé par la situation de plusieurs pays d’Asie. Alors que la France a un indice synthétique de fécondité de 1,8 (1,6 pour la Belgique, 1,3 pour l’Espagne et l’Italie), le Japon est lui à 1,3, la Chine à 1 et la Corée du Sud à 0,9). Le chiffre nécessaire au maintien de la population étant d’au moins 2, dans moins d’un siècle il n’y aura plus guère de Coréens du Sud.
Houellebecq se sert du cas asiatique pour établir que la chute du christianisme n’est pas la cause du problème. Onfray le complète en disant que la contraception joue un rôle, mais c’est surtout au sens que « la procréation est devenue dans les pays riches une affaire de volonté… » et de déplorer l’individualisme, l’hédonisme et le narcissisme, c’est-à-dire que « Quand on a de l’argent, on veut le dépenser pour soi. On veut mener une vie personnelle épanouie et on se dit qu’ « un enfant ça suffit ».
Et de là vient la conséquence en matière de religion » … les grandes familles sont aujourd’hui l’apanage des catholiques, des musulmans et des juifs pratiquants ».
La formule est correcte en elle-même et, à coup sûr, une population en déclin annonce des lendemains qui seront difficilement enchanteurs.
On reste néanmoins surpris de voir quelqu’un qui se réclame des Lumières, faire l’apologie des grossesses subies et des grandes familles d’autrefois et de ne pas penser à la vie contrainte, limitée, voire pauvre des temps anciens. À ce compte, il ne reste décidément plus grand-chose de l’idéal de progrès, d’autant qu’il ne faut pas compter sur la « gauche médiatique » comme l’appelle E. Bastié pour « plaider pour les Lumières ».
Pour Onfray, la Californie est la quintessence de ce qu’il ne faut pas faire, c’est-à-dire « ne plus apprendre aux écoliers à lire, écrire, compter et penser. Il faut les préparer à être malléables pour devenir des consommateurs planétaires ».
Le décervellement des esprits
Onfray n’a pas inventé l’idée, mais pour moi, elle reste superficielle quant à ce qui me semble un problème-clef. J’avoue, dans le cas du déclinisme comme dans d’autres, que j ‘éprouve toujours des difficultés à laisser mes idéaux prendre le dessus sur des faits avérés. Quitte à ce qu’on puisse me juger décliniste.
La presse a peu répercuté à ma connaissance les résultats d’un très récent sondage réalisé en France par l’Ifop, sur commande de la Fondation Reboot et de la Fondation Jean Jaurès, sur les jeunes Français de 11 à 24 ans[4] à propos de leur attitude face à la science et au paranormal. Contentons-nous des pires chiffres : 16 % des jeunes de 11 à 24 ans sont « platistes », 19 % adhèrent à la théorie selon laquelle les pyramides égyptiennes ont été créées par des extraterrestres (5 % chez les seniors), 20 % ( 5% chez le plus de 65 ans), pensent que les Américains ne sont jamais allés sur la lune.
Bien entendu, 27 % de ces jeunes nient l’évolutionnisme et, pour les jeunes musulmans, le chiffre monte à 71 %.
Ne nous contentons pas de lever yeux et bras au ciel. La première conclusion est : à quoi sert l’enseignement des dernières décennies ? Faut-il en garder quelque chose ? Certes, aucune école — sauf coranique — n’enseigne le platisme. Mais l’enseignement s’est laissé déborder par les réseaux sociaux et ne répond pas à la réalité. La seconde c’est que, dans leur très grande majorité, les musulmans ne s’intègrent pas et surtout que le pire reste à venir, différents sondages ayant montré que la religiosité des enfants musulmans en Europe dépasse nettement celle de leurs parents.
Houellebecq voit juste quand il dit que l’État a en réalité le « désir de nous maintenir en enfance toute notre vie » même si l’État n’est pas tout seul dans cette affaire, comme l’avouait en 2004[5] le président-directeur général de TF1 Patrick Le Lay lorsqu’il disait : « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».
Malgré les déclarations des responsables qui proclament hautement leur souci de développer l’esprit critique des élèves, c’est bien le résultat de l’enseignement actuel. Je dirais la même chose de la presse « mainstream ». Il y a déclin et là se trouvent les instruments — les causes sont un autre problème — dont Houellebecq et Onfray me semblent loin.
Hors domaines techniques et scientifiques, le nivellement des connaissances par le bas est flagrant. En outre, comme le dit Olivier Babeau, les classes populaires consacrent de plus en plus leur temps de loisirs à l’abrutissement[6].
Onfray comme Houellebecq voient dans la présence musulmane ou islamiste un péril majeur pour notre système social. Houellebecq prédit l’apocalypse violente.
Quand des territoires entiers seront sous contrôle des islamistes, … des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans … Et les musulmans ne se contenteront pas de mettre des bougies et des bouquets de fleurs.
J’avais cru comprendre de Soumission, paru en 2015, certes œuvre de fiction, qu’Houellebecq pensait que les Français se soumettraient mais l’écrivain n’est pas constant et admet que « comme prophète [il a] toujours trouvé qu’[il] était surréaliste ».
Onfray lui rétorque que, pour sa part, il pense que [la guerre civile]
est déjà là, à bas bruit. Tous les jours, des gens se font tabasser, rouler dessus par des scooters. Avec des bandes de six ou sept gamins qui agressent à coup de marteau… Nous allons vers la horde primitive, avec des mâles dominants qui […] font régner la loi de la jungle dans les banlieues, asservissent les femmes, les enfants et les anciens.
Il fait référence au livre de Jean-François Revel, Comment finissent les démocraties (1983), qui estimait que la démocratie se mettait en danger de mort dès lors qu’elle estimait qu’il faut garder le sourire quand on se fait insulter, piétiner, massacrer…
Généraliser la problématique est exagéré, mais elle existe (Molenbeek…) et ne diminue pas.
Ceci dit, même Houellebecq ne sombre pas dans la paranoïa. Sur la théorie du grand remplacement qu’on lui reproche, il maintient certes le fait. Mais comment contester qu’en moins d’une décennie, on a doublé le nombre de migrants et qu’actuellement, dans la plupart des pays européens, on approche les 10 % de migrants récents, massivement musulmans, assez souvent évangéliques (ce qui n’est pas sans risque non plus, il suffit de voir les États-Unis). Cependant, il se sépare explicitement du complotisme de Renaud Camus : « … il est évident qu’il n’y a aucun complot. En matière d’immigration, personne ne contrôle rien… Il y a juste une réalité démographique écrasante ». Il cite Le Nigeria qui aura 400 millions d’habitants en 2050 sans aller plus loin, c’est-à-dire poser la question de ce que les Africains ont fait, généralement en 60 ans de leur indépendance, celle de la responsabilité de dirigeants hautement corrompus.
Pour Houellebecq, c’est vraiment la religion des migrants qui fait problème. Onfray est partagé. Il sait que sa femme, morte d’un cancer, a eu besoin de médecins étrangers, mais quand son frère, grand diabétique, doit assumer le tiers payant, il voit bien qu’on ne peut financer la médecine des migrants qu’en limitant les dépenses de tout le monde.
Venons, pour nous rapprocher de la religion, à l’étonnant discours sur le péché originel. Houellebecq — qui n’a pas reçu d’éducation chrétienne mais est définitivement agnostique — pense que l’être humain est coupable d’être un être de pur désir, égoïste et égocentrique. Onfray, athée mais élevé dans la religion, proteste et dit heureusement qu’ils ont peut-être trouvé là un vrai désaccord entre eux. Il proteste en se référant à l’explication ethnologique de notre situation. Pour lui, nous sommes des êtres de tribu. Cette situation lui semble possible à condition d’être soumis à une éducation suffisamment répressive et qu’à cette condition, on n’a pas besoin de Dieu ni du péché originel. On naît simplement informe.
La phrase-choc d’Onfray
Ce qui a donné au débat son retentissement, c’est la phrase prononcée par l’athée Onfray — qui reste tout à fait sur ses positions athées —. Se référant à Auguste Comte — créateur d’une religion et d’un culte positivistes — il déclare : « […] je souscris assez à l’idée que seule la religion est capable de fédérer une civilisation, en proposant une transcendance ultime » (pp.15-16).
De la part d’un athée matérialiste, la formule est surprenante, spécialement ses derniers mots.
En appeler à la religion comme avenir de l’humanité au lieu de rappeler son histoire, qu’Onfray connaît très bien et ne nierait pas, est à mon avis accessoire. Le premier point est la transcendance. Comment Onfray peut-il oublier que c’est une pure construction humaine ? Elle n’est pas nécessaire depuis Darwin et comme l’explique par exemple Dawkins, l’évoquer est rétrograde et consternant. Mais beaucoup de ceux qui (se) réclament (d’)une spiritualité laïque ou athée tombent dans le panneau.
Le vrai fond me semble encore ailleurs, comme on le voit dans la référence d’Auguste Comte et son positivisme religieux. Il y a même une Église positiviste au Brésil. Onfray nous donne un signe exceptionnel du retour d’un archaïsme par pur besoin de religion, par son refus d’admettre la relativité et la contingence de l’homme. Même des chrétiens y ont pratiquement renoncé, comme les théologiens de la mort de Dieu.
C’est probablement la clé de la persistance en France de la référence catholique, comme on le voit dans le long combat pour l’euthanasie, difficile à repousser au-delà de l’abandon de la messe, persistance qui est loin d’avoir la même force en Belgique.
Il y a encore là la source ou le regret d’une « religion » avec ses cérémonies, ses fastes et surtout le rassemblement d’une communauté qui se présente comme unanime.
Cela rappelle telle tentative de la Révolution française, comme le culte de la Raison. Mais est-on sûr que les cérémonies laïques — où bien sûr il n’y a pas de recherche de transcendance — ne traduisent pas plusieurs des nostalgies des deux compères ?
Onfray ne manque pas de relever que dans le dernier roman d’Houellebecq, celui-ci fait intervenir une nouvelle religion de type New Age, la wicca. C’est diriger ses recherches vers le néopaganisme.
Houellebecq se prétend agnostique. Michel Onfray le questionne sur son refus de l’athéisme et lui oppose le résultat actuel de la physique quantique. Houellebecq ne veut pas trancher entre l’athéisme et le déisme (je suppose) tant qu’on ne saura pas « si l’univers va continuer de s’étendre à l’infini ou bien s’il va revenir en arrière, au point initial, et repartir ». Il reste donc agnostique. Le report perpétuel à de nouvelles certitudes, plus certaines que celles dont on dispose, est comme souvent, le signe d’une ultime pusillanimité.
Le Concile de Vatican II et le déclin du christianisme
Que veulent vraiment Onfray et Houellebecq ? Houellebecq ne manque pas de relever qu’Auguste Comte a échoué avec sa religion positiviste. Onfray, lui, paraît toujours croire à une religion de la science, ce qui est proche de Comte.
Onfray et Houellebecq communient dans la dénonciation de l’évolution du christianisme depuis plus d’un siècle ou, plus exactement, depuis les décisions de Vatican II. Onfray, plus philosophe, constate que les positions de Kant, devenues dominantes, ont marginalisé la religion, en en faisant d’abord une question philosophique. L’impératif catégorique n’a pas besoin de Dieu.
Houellebecq, reprenant des propos de Geoffroy Lejeune, le directeur de Valeurs actuelles, reproche à l’Église d’avoir transformé la messe en une sorte de fête un peu scout. Autrefois, Houellebecq allait à la messe et en appréciait l’émotion collective, mais à la sortie, c’est « une descente un peu comme avec l’héroïne ».
Si Vatican II est le signe d’une Église intellectualisée (dire qu’il est la cause de la fin du christianisme, c’est confondre fièvre et thermomètre), le passage du latin aux langues vernaculaires a dévoilé crûment l’inconsistance des mots. Lors de funérailles, j’ai assisté une fois à une messe complète avec à la fin le baiser de paix. Cela m’a semblé d’une rare niaiserie.
Aucun des acteurs du débat, tous deux pressés d’encenser la religion, ne voit que la situation de l’Église catholique montre l’impossibilité de faire revivre le concept. Onfray enregistre bien que le christianisme, « c’est foutu », mais on dirait qu’il veut le faire revivre.
Pour Houellebecq, dès lors, l’Occident est foutu.
La question de la laïcité est évidemment évoquée, logiquement dans le cadre des problèmes posés par la présence forte de musulmans et de la coexistence avec eux.
La laïcité inutile
Houellebecq est particulièrement incisif à l’encontre de la laïcité. Pour lui, « on ne peut combattre une croyance forte qu’avec une autre croyance forte, c’est-à-dire une religion » et avec résignation, il ajoute : « Sinon la seule solution est de vivre côte à côte, d’essayer d’atteindre une relation indifférente mutuelle, qui peut permettre une coexistence sans conflit ».
La fin est dérisoire et en contradiction avec d’autres de ses propos : certes, en fait, on vit côte à côte en s’ignorant autant que possible, mais cela se passe mal parce que l’intégration entre croyances religieuses — mais pas uniquement — ne marche pas.
Je ne vois pas trop ce qu’il appelle croyance forte ou faible, mais il est vrai que le côté purement incantatoire de l’appel au vivre ensemble montre à mon sens que le respect des croyances est une fausse piste.
Si nul n’ose plus dire que le Coran est une œuvre humaine et souvent peu recommandable, nous laissons la place à la bêtise, mère de l’intolérance, du recul intellectuel et social.
La chroniqueuse du Figaro, Eugénie Bastié, qualifie le dialogue de brillant, profond et extralucide.
Je n’exclus pas quelques éclairs des plus lucides mais l’ensemble est de faible apport, avec des réflexions souvent à l’emporte-pièce, sans véritable construction.
L’ennui, c’est qu’il est représentatif des temps actuels. On voit crûment que subsistent bien des anciennes structures idéologiques, politiques ou philosophiques.
Houellebecq et Onfray ne sont pas toute l’intelligentsia française, mais ils en font partie et sont parmi les plus écoutés.
Le dilemme est clair : faut-il lutter pied à pied pour reconstruire un cadre ancien ou faut-il reconsidérer celui-ci ?
Revenir au passé ne sert généralement à rien, mais les propos d’Houellebecq et d’Onfray doivent nous alarmer, car ils sont loin de nous offrir de nouvelles pistes solides.
[1]. « Dieu vous entende, Michel », Entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray, in Front populaire, Hors-série N° 3, Editions du Plenitre, 2022, pp 2-45.
[2]. Comptes rendus par Eugénie Bastié, « Houellebecq-Onfray : dialogues au sommet » », in Le Figaro du 1er décembre 2022 et Marc-Olivier Bhérer, « Michel Houellebecq, la radicalisation d’un écrivain à succès », in Le Monde du 26 décembre 2022.
[3]. Joëlle Meskens, « Au secours, le déclinisme est de retour », in Le Soir du 31 janvier 2023.
[4]. Sondage publié le 12/01/2023 sur www.ifop.Com/publication/génération-tiktok-génération … à la science et au paranormal à l’heure des réseaux sociaux.
.[5] Interview dans L’Expansion-L’Express du 9 juillet 2004.
[6]. Olivier Babeau, La tyrannie du divertissement, Paris, Buchet-Chastel, 2023, que cite Eugénie Bastié, « La Frande Crétinisation », in Le Figaro du 9 février 2023, qui cite à ce propos l’anti-moderne Nicolas Gomez Davila (1913-1994).
Vous devez être connecté pour commenter.