Peinture pointilliste d’un anticléricalisme villageois haut-alpin

Pierre Gillis

Des historiens peuvent être chanceux. Ou plutôt, il en est qui ne laissent pas passer leur chance et arrivent à extraire un trésor d’informations inédites d’un événement improbable, d’un hasard de la vie. Jacques-Olivier Boudon fait partie de ces obstinés laboureurs de notre patrimoine : professeur à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de la France du XIXe siècle, il a, en suivant les traces de Bonaparte sur la route Napoléon, passé une nuit dans une chambre d’hôtes au château de Picomtal, aux Crots, village proche d’Embrun et du barrage de Serre-Ponçon, sur la Durance. Il y a assisté à un spectacle retraçant l’histoire du château. Ce spectacle mettait en scène un menuisier qui a vécu au XIXe siècle, et qui a réparé les planchers du château ; il avait la curieuse habitude de couvrir les planches de bois dont il se servait de toutes sortes de réflexions relatives à sa vie et à celle de son village. Notre historien a immédiatement perçu les richesses que recelait ce matériau plus que précieux, et il a consacré plusieurs années de travail à en extraire la substantifique moelle. Il a ensuite fait partager ses trouvailles à un public plus large, en prenant la plume pour nous offrir un livre inattendu autant que passionnant.[1]

Joachim, c’est le prénom du menuisier en question, et son patronyme, c’est Martin. Joachim Martin a travaillé au château de Picomtal vers 1880, et a laissé 72 textes, à peu près 4 000 mots ou 20 000 signes, à l’intention de celui qu’il appelle « son ami lecteur », dont il présume à juste titre qu’il le lira après sa mort à lui, Joachim Martin. Il est par ailleurs violoneux, ce qui l’amène à fréquenter les fêtes villageoises où il se procure un supplément de revenus. Il parle de tout ce qui le préoccupe, dont l’essentiel a trait à la vie de son village. Sachant qu’il ne sera lu qu’à titre posthume, Joachim ne mâche pas ses mots et ses messages éclairent crûment le monde rural et alpin de la fin du XIXe siècle.

On apprend bien des choses, à partir de ces 20 000 signes et de l’enquête menée par Jacques-Olivier Boudon, à la fois sur les mentalités paysannes de la IIIe République, sur les rapports entre l’Église et les élites républicaines alors que celles-ci tentent d’évincer les nostalgiques de l’Ancien Régime, et sur des formes d’anticléricalisme populaire et rural.

La République admirée depuis la Durance

Joachim a un avis tranché sur les évolutions politiques dont Paris est le centre, mais dont les retombées sur la vie d’un artisan-paysan des Hautes Alpes sont importantes :

La république a fait de belles choses en 1881. Janvier et février a fait fermer 200 couvents, diminué les curés et évêques d’un tiers. A prohibé les croix au cimetière et honneurs fantasques. Les religieuses ont été retirées des écoles publiques. Mis le service militaire à 40 mois de présence au corps ; augmenté des pensions militaires, augmenté les gradés, dépensé 10 millions aux forts de Briançon, dépensé 110 mille francs dans le torrent de Vachères pour plantations.

4 milliards qu’elle a dépensé en France pour les écoles publiques. Conquis la Tunisie, Sud Afrique avec 60 millions de dépense et peu d’hommes (p. 115).

Cinq-cent-seize signes, moins de deux tweets, pour baliser un positionnement résolument républicain : une touche de fierté nationale patriotique (renforcement militaire aux frontières, approbation des expéditions coloniales, et attachement à l’armée de conscrits), satisfaction face au développement de l’école publique, et une solide dose d’anticléricalisme. Le ton est donné.

Ce n’est en général pas dans le monde paysan qu’on s’attend à voir fleurir l’anticléricalisme. Joachim n’est cependant pas un représentant standard de son milieu social. La famille de son père, lui-même menuisier, est implantée depuis plusieurs générations aux Crottes (le nom ancien du village, raccourci depuis en Crots, pour d’évidentes raisons de convenance phonétique), ses aïeux paternels sont cultivateurs et catholiques. Du côté de sa mère, la famille est protestante, et provient du village de Cliousclat, dans la Drôme, qui abrite une importante communauté huguenote. Aucune trace d’un mariage religieux dans les archives diocésaines de Gap pour le mariage de ses parents, Joachim a été conçu hors mariage, ses parents se sont mariés (civilement) un mois avant sa naissance, et lui-même déclaré « fils illégitime et naturel de Jean-Joseph Martin et d’Adélaïde Laville hérétique ». Ce point de départ est sans doute de nature à éveiller le sens critique, et à tenir les fanatismes religieux à distance raisonnable.

Un curé harceleur et rebouteux

Le parquet du château de Picomtal révèle cependant des secrets beaucoup plus ciblés, qui nous entraînent bien au-delà de ces considérations socio-religieuses. Joachim n’apprécie guère le curé de son village, avec qui il a plus qu’un œuf à peler. Ce n’est pas d’hier que la vie privée des ecclésiastiques interfère avec leur ministère ; aujourd’hui, c’est la pédophilie qui est sous les feux de l’actualité, en 1880 l’abbé Lagier dévoyait la confession en séance de harcèlement sexuel à l’égard de ses paroissiennes – et on ne peut exclure que certaines de ses cibles aient été mineures, ce qui rejoindrait l’actualité. Joachim, alerté par ce que sa femme a subi, n’apprécie pas :

D’abord je lui trouve un grand défaut de trop s’occuper des ménages, de la manière que l’on baise sa femme. Combien de fois par mois, si on la saute, si on fait levrette, si on l’encule, enfin je ne sais combien de choses qu’il a demandées et défendu à toutes les femmes du quartier. De quel droit misérable. Qu’on le pende ce cochon. (p. 129)

Tentative de contrôle des pratiques sexuelles au village, quand il ne s’agit pas de pressions pour bénéficier d’une relation personnelle, refusée dans le cas précis, mais qui se conclut sur la rupture entre l’épouse en question et l’Église, puisqu’elle n’y a plus remis les pieds depuis lors (p. 131) : pas besoin d’être grand clerc pour situer les racines de l’anticléricalisme de Joachim, qui reste toutefois modéré.

Les efforts du curé Lagier pour standardiser les pratiques sexuelles de ses ouailles n’étaient par ailleurs pas le seul canal par lequel il établissait son emprise sur la population. Il lui arrivait aussi de verser dans l’exercice illégal de la médecine, s’érigeant en sorcier-guérisseur du village. Jacques-Olivier Boudon nous apprend au passage qu’« une statistique de 1861 portant sur 32 départements français a permis d’identifier 833 guérisseurs non-médecins parmi lesquels 163 étaient prêtres » (p. 185). La famille de Joachim a fait les frais de ces pratiques semi-clandestines, timidement réprimées, vaguement tolérées ; peu de procès, et encore moins à l’encontre de prêtres, peu ou prou couverts par leur hiérarchie – les médecins sont rares, en particulier dans les Hautes-Alpes : en 1874, le fils aîné de Joachim, 31 mois, souffre de mal aux yeux. Le curé lui fait administrer une dissolution d’oxyde de zinc. Joachim a pu sauver l’œil droit de son fils, en le lavant à grandes eaux alors qu’il était violemment gonflé, mais pas le gauche – l’enfant restera borgne. En 1876, la sœur de Joachim se fait soigner d’une petite enflure au pied par le médicastre, qui enferme pendant 8 jours le pied de la patiente dans un caisson rempli de bouse de vache. La fin du traitement s’est conclue par l’amputation de la jambe de la malheureuse, effectuée à l’hôpital (p. 188). Certes pas d’alliance du caducée et du goupillon, mais on comprend aisément que la conjonction de reproches, harcèlement sexuel de son épouse et interventions désastreuses pour la santé de ses proches, engendre chez Joachim un anticléricalisme plus que conjoncturel face au statut protégé du tortionnaire de sa famille. En revanche, lorsque les attaques contre les méfaits du curé Lagier se feront plus vives, via une pétition adressée en 1884 à Amédée Ferrary, député d’Embrun (p. 178), le châtelain Joseph Roman, monarchiste et catholique bon teint, employeur de Joachim, que celui-ci admire par ailleurs pour sa culture et son érudition, prendra sans hésiter la défense du curé :

Les habitants de la commune des Crottes ont l’honneur d’avoir pour curé depuis près de quatorze ans M. l’abbé Lagier, qu’ils ont considéré jusqu’à ce jour comme un bon et digne pasteur. Les populations l’estiment comme un prêtre zélé, charitable, remplissant avec sagesse et persévérance les fonctions de son ministère ; aucune imputation ne s’est élevée jusqu’ici contre sa conduite et ses mœurs. (p. 182)

L’intervention du châtelain-maire ne sauva que provisoirement le curé ; ce dernier fut muté par son évêque en 1886.

À l’époque, les lignes de rupture étaient simples à décrypter : les puissants érigeaient leur pouvoir sur un mixte de conservatisme social, d’obscurantisme, et de contrôle des mœurs. C’est pourtant l’époque où des fissures apparaissent dans ces sédiments : une partie du clergé, celle qui évangélise les centres urbains qui se développent avec la révolution industrielle, sent le vent tourner, et pousse l’Église française à larguer le courant monarchiste dont elle était proche. Le pape Léon XIII, qui a sans doute compris que l’avenir n’était pas du côté de l’Ancien Régime, publie en 1892 l’encyclique « Au milieu des sollicitudes », par laquelle il exhorte les fidèles à se rallier à la République.

Choisir collectivement sa religion ?

La pétition dont il est question ci-dessus réclamait le renvoi du curé Lagier, pour les raisons déjà évoquées. Elle a été signée par 24 habitants du village, hommes et femmes. La pétition ne se contente pas d’exiger le départ du curé fauteur de troubles, elle demande la désignation d’un pasteur protestant pour le remplacer. Boudon, en historien rigoureux, a consulté les résultats du recensement de 1851, qui n’a enregistré que six calvinistes aux Crottes, dont la famille maternelle de Joachim. On se trouve donc en présence d’une revendication hors-norme, celle d’un souhait de glisser collectivement d’une religion à l’autre. En quelque sorte, les pétitionnaires placent dans le champ de la démocratie la question du choix religieux. On est évidemment loin du refoulement de la religion dans la sphère privée, mais cette demande est surprenante et révélatrice. Les pétitionnaires ne sont bien sûr pas des théologiens, mais ils ne peuvent ignorer qu’une partie importante des dogmes catholiques n’est pas acceptée par les protestants, et ce fait nous dit quelque chose quant à la profondeur (toute relative) de l’enracinement des dogmes – on n’y croit pas vraiment. À l’inverse, cette tentative de mutation collective témoigne du fait que les habitants des Crottes n’étaient pas prêts à faire leur deuil de tout encadrement religieux, et qu’à tout prendre, l’image d’un pasteur marié est rassurante pour des paroissiens qui ont dû subir les frasques d’un curé qu’on imagine énervé par son célibat forcé. Enfin, Boudon note que « la participation des protestants à la construction de la République et d’une laïcité ouverte a pu contribuer à ce choix » (p.179).

Joachim aborde aussi un autre sujet scandaleux, qui donne les mesures des progrès représentés par la généralisation de la contraception et la dépénalisation de l’avortement. Douze ans avant qu’il ne couche ses pensées sur bois, il a été témoin d’une scène dramatique :

En 1868 je passais à minuit devant la porte d’une écurie. J’entendis des gémissements. C’était la concubine d’un de mes grands camarades qu’elle accouchait. Ils ont vécu 10 à 11 ans [ill.] de cochon. Elle est accouchée de 6 enfants dont 4 sont enterrés au dit écurie de 1 de mort (garçon) et la fille est en vie du même âge que ma fille. (pp. 121-122)

Quatre infanticides commis par le père des enfants, ami d’enfance de Joachim… Seul son lecteur posthume connaîtra la vérité et l’horreur que lui inspire l’auteur des faits, qu’il compare aux assassins célèbres dont la presse d’alors relate les crimes. Les solidarités villageoises fonctionnent pleinement pour éviter la rupture de l’omerta – la mère du criminel a été la maîtresse du père de Joachim. Le village devait savoir : il est difficile d’imaginer que quatre grossesses successives aient échappé à l’œil exercé et attentif du voisinage. Mais l’infanticide était, surtout en milieu rural, un mode de régulation des naissances, et a fortiori, un moyen d’éviter le scandale associé à une naissance hors mariage. La piqûre de rappel à l’intention des chevaliers modernes de l’interdiction de la contraception et des régressions brutales en matière d’interruption volontaire de grossesse est bienvenue : « pro vita », disent-ils, pour en revenir au temps béni des infanticides et des curés frustrés.


Notes

  1. Jacques-Olivier Boudon. Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français, Éditions Belin, Paris, 2017. Les mentions de pages entre parenthèses font toutes référence à cet ouvrage.