Pourquoi un retour du « religieux » en philosophie ?
Patrice Dartevelle
En un copieux volume de plus de 400 pages, Géraldine Muhlmann, philosophe et journaliste, professeure à l’Université de Paris-Panthéon-Arras, nous livre un sérieux avertissement sur une problématique globale dans la philosophie, celle d’un nouvel avatar de l’importance du « religieux » ou de la religion dans la philosophie contemporaine[1].
Elle ne mâche pas ses mots, puisque le titre même du livre parle de L’imposture du théologico-politique. « Théologico-politique » remonte évidemment au traité de ce nom, publié par Spinoza en 1670 sans nom d’auteur. Dans ce traité fondateur, Spinoza dénonce la liaison entre le théologique et la politique.
On connaissait bien des problèmes, mais elle a raison de les grouper et d’éclairer le lecteur par une attitude critique impitoyable, voire de temps à autre quelque peu suspicieuse.
Propos politiques
Géraldine Muhlmann ne sort guère de l’univers philosophique, mais elle rappelle des propos politiques publics des dernières années.
Les plus connus sont ceux du Président Sarkozy. Dès 2004, encore Ministre de l’Intérieur, il publie un livre, La République, les religions, l’espérance, où il souligne l’importance de la foi religieuse dans la société et la politique.
Son propos central est que la laïcité ne peut induire une indifférence politique à l’égard de la foi religieuse. En 2007, dans son discours du Latran, il va plus loin, en soutenant que « dans le fond de chaque civilisation, il y a quelque chose de religieux, quelque chose qui vient de la religion ». Aux religions, il attribue un rôle décisif pour « combattre les dérives de la modernité ». On a surtout retenu la phrase qui a fait bondir les laïques : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur »[2].
Parlant comme un historien, il dit même en 2008, à Ryad, pour défendre les religions au-delà de toute vraisemblance que « les crimes qui ont été commis au nom de la religion n’étaient pas dictés par la piété, ces crimes n’étaient pas dictés par le sentiment religieux, ces crimes n’étaient pas dictés par la foi ».
Quant au président actuel, Emmanuel Macron, au fait de la philosophie à la différence de son prédécesseur, il oublie en une phrase la loi de 1905 en regrettant en avril 2018 que « le lien entre l’Église et l’État se (soit) abîmé et en ajoutant qu’« il nous importe à vous (le public est celui du collège des Bernardins) comme à moi de le réparer ».
Qui peut imaginer le très catholique De Gaulle tenir de tels propos ? Comme pour tout le reste, on dirait que le modèle américain des présidents évoquant Dieu a traversé l’Atlantique.
En plus philosophique
Rapprochons-nous de la philosophie avec Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de Nicolas Sarkozy et que l’on dit athée. En 1996, dans L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, rappelle Géraldine Muhlmann, il s’oppose à Marcel Gauchet qui considérerait que les valeurs absolues peuvent être « terrestres » en affirmant que « dès lors que l’on pose des valeurs qui sont supérieures à la vie matérielle, biologique, on entre dans la sphère du religieux »[3].
La question n’est pas mince.
Heureusement (ou malheureusement !), en Belgique, les premiers ministres ne se croient pas compétents en ces matières. Mais l’un de nos derniers souverains ne voyait probablement pas les choses autrement.
Tout cela est cependant inquiétant et relativement neuf mais il y a toujours eu, parmi les philosophes et les hommes politiques, des hommes de foi. Cependant, la question est qu’ils étaient croyants pour eux-mêmes et discrets pour le reste, tant il était entendu que depuis plusieurs générations, la société était sécularisée et que la vie politique ne devait plus rien à la religion.
C’était en tout cas le point de vue dominant, dont les partis démocrates-chrétiens devaient d’une certaine manière mais d’une manière certaine s’accommoder.
On peut certes considérer que Nicolas Sarkozy est un homme de droite très affiché, autrement en tout cas que son prédécesseur Jacques Chirac, respectueux de la laïcité républicaine.
Continuons en philosophie et vers la gauche ou l’extrême gauche politique pour découvrir des choses un peu moins connues.
Géraldine Muhlmann n’épargne pas Chantal Mouffe, authentique égérie d’une large partie de la gauche actuelle (Podemos, La France insoumise).
Par elle, nous touchons une attitude dont il ne faut pas sous-estimer l’influence.
Chantal Mouffe défend un « populisme de gauche ». Théoricienne du conflit, dénonçant les illusions du consensus, elle veut en finir avec la vision occidentale de la démocratie, celle qui a mis hors zone la religion.
Elle rapporte complaisamment qu’il existe des penseurs musulmans qui veulent rendre compatibles charia et démocratie en vertu d’une théorie selon laquelle le peuple se charge de mettre en place ce que Dieu a ordonné.
Nous voilà de plus en plus dans l’actualité et nous y trouvons ce que l’on pouvait savoir de la décomposition de la gauche autrefois laïque.
Commençons par ce qu’entend Géraldine Muhlmann par « Théologico-politique ». Pour elle, il s’agit d’une « notion qui repose sur l’affirmation qu’au fond des choses politiques, il y a toujours du « religieux », quelque chose ayant à voir avec notre « rapport au sacré », quelque chose relevant de la religion ».
Cette définition est un peu circonstancielle. Dans l’histoire du christianisme, que le politique dépende de la religion est une évidence et l’emploi du « sacré » est approximatif, celui-ci pouvant être extérieur à la religion.
Le théorème de la sécularisation
Chez bien des philosophes contemporains de première importance, elle voit une nouvelle vague du « théorème de la sécularisation ». Elle reprend l’expression à Hans Blumenberg, un philosophe catholique allemand, qui avait proposé la formule dans son livre La légitimité des Temps modernes[4] où il dénonçait l’idée que « ce qui dans la modernité, paraît arraché à la religion n’est encore en réalité, que “de la religion transformée, sécularisée” ».
En particulier, la formule implique que la politique a toujours un fond religieux.
C’était pourtant ce qui semblait révoqué par Spinoza et qui avait été suivi jusque vers 1980, date Géraldine Muhlmann. Spinoza fait confiance à la raison. Mais d’autres diront que dès lors, la politique moderne n’a plus d’ancrage.
On trouve la source du théorème dans l’œuvre du théoricien juridique et politique Carl Schmitt, important dans l’Entre-deux-guerres. Il a été plus que proche du parti nazi. Il professait un antisémitisme trivial et a lutté contre les libéraux qui voulaient limiter la souveraineté par des règles de droit. Il est la cible de Hans Blumenberg. Mais il est devenu une diva à la mode dans le champ politique, y compris dans une certaine extrême gauche.
Dès 1922, Carl Schmitt écrit que « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».
Ceci implique une double substantialisation : celle de la religion, traitée comme un concept-bloc, et l’histoire elle-même, sans laquelle le raisonnement n’a pas de sens.
L’idée de base offre deux difficultés supplémentaires. Le théorème de la sécularisation et le théorème de l’analogie : à tout moment de la sécularisation, il y a quelque chose de semblable au religieux.
Ainsi, Régis Debray, dans Les communions humaines, est l’exemple caricatural de ce raisonnement. Pour lui, toutes les valeurs majeures d’une société fonctionnent comme les valeurs religieuses et sont du religieux.
Mais Géraldine Muhlmann corrige bien : fonctionner comme du religieux ne veut pas forcément dire « être du religieux ». Il faut aussi voir que la présence externe du « religieux » en lieu et place de « religion » permet flou et expansion du domaine.
Bien entendu, le raisonnement du théorème implique ou sous-entend une dévaluation de la modernité.
L’autre question, et Géraldine Muhlmann en convient, consiste en luttant contre le théorème de la sécularisation à ne pas en arriver à nier tout travail d’histoire des idées, dont le fondement est la recherche des sources. Une transformation n’aboutit pas à l’identité.
Je pense, par exemple, que Géraldine Muhlmann surinterprète Marcel Gauchet quand il parle du christianisme comme « religion de la sortie de la religion » dans Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, paru en 1985 et qu’elle se trompe totalement quand elle renvoie Alexandra Colosimo à un retour du religieux lorsque celle-ci, dans Les bûchers de la liberté en 2016, parle des lois récentes reprenant l’incitation à la haine ou le révisionnisme comme l’équivalent (mais pas la source) des lois contre le blasphème.
Castoriadis et Foucault avaient pourtant été clairs sur la vanité d’un historicisme trop ambitieux, rappelle Géraldine Muhlmann. Pour Castoriadis, en 1975, il fallait renoncer à « posséder le secret de l’histoire passée et présente » et pour Foucault, en 1971, le secret des choses est qu’elles sont sans essence et que l’important pour comprendre les réalités historiques, c’est « la découverte du disparate », se riant des solennités de l’origine.
Le basculement
Mais le même Foucault est celui qui nous donne le premier signe du basculement de la philosophie occidentale vers le théologico-politique.
Ses textes-reportages de 1978-1979 sur la question iranienne sont en cause. Il y insiste sur l’extraordinaire force politique émanant du sentiment religieux. Foucault, qui semblait avoir résumé la foi chrétienne au « faire obéir », voit alors dans l’islam plutôt un « faire croire ». À l’opposé du « faire obéir » chrétien, Foucault voyait alors dans le gouvernement islamique ce qui faisait avancer vers un point lumineux et lointain où il serait possible de renouer avec une fidélité plutôt que de maintenir une obéissance.
En quelques années, bien des choses, bien des philosophes vont chavirer.
Je vais prendre ceux qui me semblent les trois principaux : Charles Taylor, Jürgen Habermas et Richard Rorty[5].
Je commencerai par Charles Taylor, politologue canadien qui a longtemps navigué entre des philosophies très différentes, dont la philosophie analytique.
Il est le principal penseur des « communautés » comme le montre son rapport de 2007 sur les pratiques d’accommodement. Ses ouvrages ont été traduits en plus de vingt langues.
Il s’est montré longtemps soucieux de la conflictualité entre, d’une part, la quête de la connaissance et d’un jugement de nature rationnelle et, d’autre part, le souci de l’exploration intérieure du moi.
Dès 1981, dans Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, il donne une origine commune aux deux veines principales : le christianisme.
Il considère que, dans un premier temps, la sécularisation de cette origine s’est passée avec fécondité. Il y a distanciation d’avec la religion, mais pas rupture.
Mais ensuite, pour Taylor, s’est produit un virage athée qui a opéré une coupure avec les origines. L’athéisme a conduit pour les deux veines à la perte de toute pensée correcte de la « plénitude ».
Bref, l’ennemi est l’humanisme athée. La plénitude est centrale pour lui et elle implique la transcendance. Notre monde, sous influence de l’athéisme, n’est plus que platitude, il n’est plus qu’immanence. L’athéisme est maléfique, il est la racine de tous les maux modernes, bien entendu Auschwitz compris, et pour faire bonne mesure, du mépris de la nature. L’athéisme est l’unificateur des maux.
Plus grave encore, et nous rentrons dans notre sujet, Taylor déclare en 2007 que « l’athéisme est lui aussi une production de la matière religieuse originelle. »
L’incroyance contemporaine est entièrement marquée par son origine, qui est religieuse (L’Âge séculier) : l’athée doit toutes ses valeurs à la religion. La religion a tout engendré. L’athéisme, en particulier, héroïse le sens camusien de l’absurde. Il est « embrouillé dans ses contradictions ». Mais si l’athée a les valeurs du christianisme, comment peut-il être si mauvais ? En fait, c’est un piètre argument qui me paraît révéler le dévoilement d’une foi chrétienne, longtemps refoulée. L’absence d’argument est tellement flagrante que la contre-argumentation n’a pas de sens : on est dans l’invérifiable pur.
Jusqu’au milieu des années 1980, Jürgen Habermas était considéré comme la principale figure de la philosophie rationaliste mondiale, dans un esprit post-moderniste[6]. Dans ces années, il disait que « le monde vécu était le seul pourvoyeur de ressources, c’est-à-dire du potentiel de raison ».
En quelques années, la religion devient centrale pour lui. Il reste proche de Kant, mais s’il respecte ce dernier, c’est pour « avoir senti l’importance de la religion dans les postulats de la raison pratique ».
Petit à petit, vers 1995, il s’intéresse aux cérémoniels religieux comme « source sacrale originelle, la libératrice des énergies de cohésion socio-intégrationelle ».
Dans Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, en 2005, il déclare que si l’on n’accordait pas à la croyance religieuse, dans le débat public, cette place un peu spéciale qu’il défendait, « on couperait la société séculière de ressources importantes pour la fondation du sens ». Les ressources du monde vécu lui paraissent plus incertaines ou au moins plus complexes.
En avril 2004, il débat publiquement avec le Cardinal J. Ratzinger, débat au cours duquel il salue les réflexions sur raison et foi du futur Benoît XVI[7].
En 2013, il admet que son intérêt croissant pour la religion repose sur « l’idée que la raison pratique, seule, n’a plus la force d’éveiller et d’entretenir une conscience de ce qui manque, de ce qui scandalise ». Le « scandale » est celui du nazisme, thème prégnant chez plusieurs philosophes dont je parle (notamment Agamben).
Habermas finit par tellement valoriser la dimension religieuse qu’il la voit comme la solution au problème de la violence et s’emporte contre un philosophe qui explique que les religions ne sont pas exemptes d’un rapport trouble (ce qui est euphémistique) à la violence.
Retenons qu’Habermas prétend détecter « les symptômes d’épuisement de la philosophie de la conscience » et en rend responsables les philosophies du XXe siècle qui ont permis au concept de « pouvoir » de supplanter ceux de « sujet » et de « conscience », longtemps dominants.
Inutile d’en ajouter davantage, ce n’est plus d’un glissement ou d’un virage qu’il s’agit, mais d’une véritable embardée.
Venons-en au philosophe américain Richard Rorty. À sa mort en 2017, le New-York Times n’hésite pas à le qualifier d’« un des penseurs contemporains les plus influents au monde ». Le philosophe américain est un adepte du pragmatisme, le plus important après William James, mort en 1912, et John Dewey, mort en 1952. C’est un libéral au sens américain du terme, engagé à gauche.
Son travail, surtout au début de sa carrière, doit beaucoup aux travaux de la philosophie analytique, notamment au mathématicien William Van Orman Quine.
Rorty n’a jamais caché son incapacité de croire. Il a cependant toujours été réticent au matérialisme philosophique des Lumières.
Pour l’ancien directeur du Monde des Livres, le philosophe Roger-Pol Droit, « le pragmatisme s’est attaché aux manières de croire et de réfléchir, pratiquant une attitude critique envers les présupposés habituels des philosophes[8]. »
Le fondateur du pragmatisme, William James, n’avait rien d’un incroyant mais il rejetait les dogmes des Églises. Il s’en tenait aux sensations et aux émotions. Seul lui importait le bien que fait le sentiment religieux, source de vitalité, d’optimisme. William James défendait la légitimité d’une approche de la religion qui ne posait plus la question de la vérité.
L’influence du vitalisme de Bergson sur Rorty est évidente. Mais Bergson est un maître bien dangereux. C’est lui qui assène, à la fin de sa vie, dans Les Deux Sources de morale et de la religion qu’« il n’y a jamais eu de société sans religion ».
Le débat de William James avec le mathématicien William Clifford, qui trouvait cette position des plus légères, est révélateur de son irrationalisme[9].
Géraldine Muhlmann voit Rorty comme la figure de proue d’une ligne hyperromantique au sein du mouvement théologico-politique. Il faut dire que Rorty va critiquer William James, à qui il reproche de répondre (à Clifford) en s’engageant sur la validité de certains contenus religieux.
Rorty met en avant sa notion de « romance religieuse ». Celle-ci est affaire de sentiment et du ressentir, tout à l’opposé de ce qui est raison ou pensée. C’est une désintellectualisation maximale. C’est le niveau de la poésie sans plus aucun rapport à l’enjeu de la vérité.
La vertu de la « romance » consiste à nous permettre de fluctuer dans nos vies, sans panique !
Tout cela a l’air hyper-individualiste, mais Rorty veut donner une dimension collective à sa romance.
Le plus intéressant, c’est que Rorty, en accord avec Gianni Vattimo qui a travaillé avec lui, lie sa « romance religieuse » à la sécularisation qui a permis de donner une foi chrétienne authentique, débarrassée de tout dogme, et totalement désintellectualisée sinon radicalement anti-intellectuelle. La sécularisation ne fait que transformer et réaliser encore mieux la foi religieuse.
On a donc du religieux parfaitement irrationnel. N’est-ce pas ce qu’on appelle en Europe la « spiritualité » ?
John Dewey, le prédécesseur pragmatiste de Rorty, dans son maître livre Une foi commune paru en 1934, définit bien le religieux comme une émancipation par rapport aux religions ; il est comme de la religion transformée. Et Dewey a un profond mépris pour l’athéisme à qui il reproche son intellectualisation comparable à celle des religions. En plus, les athées négligeraient avec désinvolture le lien avec la nature.
Tout me semble clair et étrangement actuel.
Même si elle fait parfois preuve d’un esprit de système pas trop systématique, Géraldine Muhlmann vise juste[10]. Elle insiste pour cibler chronologiquement le moment à partir des années 1980, mais, à la base, on voit que les devanciers ne manquent pas.
Pourquoi ce retour ?
Reste à comprendre les causes du phénomène du retour inattendu ou du développement de l’idéologie du théologico-politique. Rien n’est moins simple.
L’idée-force de Géraldine Muhlmann est de voir là un phénomène interne à la philosophie. Si certains facteurs externes peuvent exister, comme la réémergence d’une volonté de théocratie musulmane par la violence, ils ne peuvent suffire selon elle.
Je crois – comme elle – qu’il faut se garder de revenir à l’historicisme hégélien. Mais il faut avouer que puisqu’elle ne cesse de dénoncer le retour au primat de la philosophie de l’histoire, elle ne peut elle-même y céder…
Il faut aussi tenter de comprendre de quoi il retourne.
Le retour du théologico-politique n’est pas un authentique retour à Dieu, au divin. C’est un recours au « religieux ». Il faut aussi poser une question double : d’abord pourquoi un retour à la philosophie de l’histoire, mais ensuite pourquoi aller chercher la clé dans la religion, domaine qui semblait fort démonétisé ?
Parmi les philosophes que j’ai cités, si Charles Taylor est indubitablement croyant, la situation est plus complexe et disons-le, incertaine pour les autres.
Il ne faut pas non plus idéaliser la philosophie et les philosophes.
Géraldine Muhlmann ne manque pas à cet égard de rappeler qu’Hanna Arendt « avait beaucoup réfléchi au fait que les choses politiques excitent singulièrement les désirs de toute-puissance de la philosophie. Et ce parce qu’elles mettent la philosophie singulièrement en défaut … [les choses politiques] l’exaspèrent ». De fait, dans leur activité proprement philosophique contemporaine, pour la plupart, les philosophes contemporains s’étaient éloignés des questionnements politiques et, poursuit Muhlmann, « la philosophie a trouvé de quoi se persuader, à nouveau, que ses capacités de connaissance de l’histoire humaine, surtout de l’histoire politique, sont autrement plus « totales » que les éclairages modestes auxquels la condamnait la génération passée ». En effet, la philosophie analytique par exemple, si austère, et ramenant le réel au langage, est bien loin de Hegel, Marx ou Nietzsche.
Géraldine Muhlmann parle même d’un épuisement de la philosophie, après une période de rationalité critique, spécialement à l’encontre de la philosophie de l’histoire (chez Castoriadis, Arendt, Lefort, Foucault avant son évolution, la première génération de l’École de Francfort). Il est difficile de juger ce point. L’argument semble mince. Géraldine Muhlmann dit : « C’est comme si quelque chose s’était effondré, justement après cette salve ». Ce n’est guère explicatif même s’il est vrai que Rorty parle souvent du désespoir et que le motif du défaitisme est fréquent chez Habermas.
De cet épuisement serait né le retour à l’histoire-solution, dont d’une certaine manière, Marx était un tenant.
Resterait à comprendre, quitte à admettre le retour de la philosophie de l’histoire, pourquoi dans cette perspective, on choisit le religieux qui s’exprime, même sous une forme inconsciente, à travers l’histoire.
On pense alors à la quête du sacré, ce qui est possible à condition de ne pas le lier au religieux et moins encore à la religion. Il me semble certain qu’en Occident, nous assistons à la constitution d’un nouveau sacré avec d’authentiques tabous. Mais nous n’avons ainsi fait que reculer d’un rang. Pourquoi ce besoin de sacré ?
Charles Taylor est croyant et donc pas parfaitement représentatif du « retour » du théologico-politique. Pour lui, les idéaux non religieux soit ne marchent pas, soit marchent, mais c’est quand ils n’ont pas coupé leur filiation profonde avec l’athéisme et ce dernier est la source du totalitarisme, ce qui est indéfendable. Cependant, faire porter le chapeau d’Auschwitz et du mal absolu aux Lumières est un évident désir de plusieurs de ces philosophes.
Julia Kristeva fait dire à un de ses personnages dans Les Samouraïs (1990) que face aux mythes déconstruits par des philosophes comme Barthes, il fallait que la génération suivante se découvre une « foi ». Mais c’est trop catégorique pour notre propos.
Taylor dit plutôt que la société démocratique souffre de la fragmentation de la logique de la raison instrumentale, en quête insatiable du moi, ce qui ruinerait toute perspective d’issue dans une philosophie du sujet.
Pour ma part, à ce stade et sans véritable satisfaction, je dirais donc comme l’évoque à un moment Géraldine Muhlmann que les penseurs contemporains du théologico-politique, s’ils attribuent malgré tout une valeur à la modernité, voudraient remédier au désespoir qu’elle suscite entre eux. Et le remède serait le religieux.
La seule issue que je vois disponible serait de suivre Claude Lefort dans son article publié en 1981, avant les écrits les plus caractéristiques cités, qui voit bien « la difficulté pour la pensée philosophique à assumer sans travestissement, le tragique de la condition moderne[11].»
[1] Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 441 p. (dont 26 de bibliographie et d’index). L’ouvrage contient un index des plus utile.
[2] On sait depuis que c’est sa collaboratrice Emmanuelle Mignon qui a écrit la phrase. C’est une catholique fondamentaliste qui, jeune, avait pensé entrer au couvent. Portrait de l’intéressée par Solenn De Royer, in Le Monde du 17 octobre 2021.
[3] G. Muhlmann tire cette citation de l’ouvrage commun de Luc Ferry et Marcel Gauchet, Le Religieux après la religion, 2004, p. 4.
[4] Titre français de la traduction française, parue en 1966, de Die Legitimität der Neuzeit, publié, lui, en 1919.
[5] Je laisse de côté le cas de Giorgio Agamben pour éviter que le lecteur, face à une rare montagne d’affirmations gratuites délirantes, ne se demande si tout cela a bien quelque intérêt.
[6] J’ai autrefois, jusqu’en 1983-84, enseigné cela à mes étudiants du cours de philosophie contemporaine à l’École d’Interprètes internationaux de Mons.
[7] J’avais fait part de mes doutes sur l’intervention d’Habermas dans « Débat Habermas/Ratzinger) », in Espaces de Liberté, N° 336, novembre 2005, p. 3.
[8] Cf. Roger-Pol Droit, « Pragmatiste attitude de la philosophie », in Le Monde du 10 novembre 2023.
[9] Voir sur ce débat l’article de Jean Bricmont, « Peut-on croire sans raison ? », in L’Athée 6 (2019), pp. 25-33 ou sur www.athees.net, posté le 10/07/2018.
[10] Nicolas Weill l’admet aussi dans son compte rendu très favorable au livre, cf. « Le religieux en philosophie, douteux retour », in Le Monde du 16 décembre 2022.
[11] Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », in Le temps de la réflexion, 1981, pp. 13-60, réédité dans Claude Lefort, Essais sur le politique, XIXe – XXe siècles, 1986, pp. 251-300.
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