
Reconnaissance du bouddhisme. Quand l’Église s’en mêle – et s’emmêle
Serge Deruette
La question de la reconnaissance officielle du bouddhisme par l’État belge, que l’UBB, l’Union Bouddhiste Belge, réclame sous la forme, non d’un culte, mais d’une philosophie ou d’une morale non confessionnelle devait être tranchée sous la législature précédente. Elle ne l’a pas été, la dissolution de la Chambre le 8 mai 2024 n’ayant pas permis au gouvernement sortant de la traiter. Elle mettait aussi – mais ce n’est, espère-t-elle, que provisoirement – fin à l’espoir que nourrit depuis une vingtaine d’années, depuis 2006, l’UBB.
Haro sur la laïcité
L’Église catholique a tenu à prendre position sur cette question de la forme que revêtira la reconnaissance du bouddhisme, signifiant ainsi que, alors même qu’elle n’y est pas impliquée, elle est partie prenante du débat. Elle l’a fait en juillet 2024 par la voix d’Éric de Beukelaer, le vicaire général du diocèse de Liège, habitué des interventions médiatiques, qui y a consacré une des chroniques qu’il tient dans La Libre.
Pour lui, que ce dossier soit « toujours en attente » est le fait de « l’opposition du monde laïque ». Il y voit « la volonté politique du Centre d’Action Laïque de demeurer le seul et unique représentant de la laïcité », une idée qu’il identifiait déjà l’année précédente à un « laïcisme » qu’il décrivait comme « la tentation de se créer une nouvelle religion d’État… laïque, où le libre examen a valeur de dogme absolu » [1].
Épinglons cette expression, tiens ! Un « dogme », le libre examen ? La liberté de penser le monde serait-elle le contraire d’elle-même ? Et l’argument d’autorité, deviendrait-il, dès lors, par un curieux renversement des choses, la liberté de démolir à plaisir les dogmes (dont celui du libre examen) ? L’Église catholique, quelle qu’ait été la perte de sa position idéologique dominante l’ayant amenée à plus d’humilité dans les débats, est toujours traversée par ses vieux démons, vérifiant l’adage que la caque sent toujours le hareng.
Passons sur cette façon un peu leste de concevoir un dogme. Car dans un article plus récent, datant de juillet 2024, sous le titre pour le moins évocateur « Laïcité : quand le chien berger devient enragé »[2], Éric de Beukelaer déclenche ouvertement les hostilités, sur la question de la reconnaissance du bouddhisme, avec le monde de la laïcité organisée.
Le dignitaire ecclésiastique conclut non sans virulence son article :
La laïcité, écrit-il, se rêve en chien berger de la démocratie. Mais quand le chien berger mord ceux qu’il est censé protéger, un vaccin s’impose.
Il a fallu bien de la finesse et de la fermeté à Véronique De Keyser, la présidente du Centre d’Action Laïque, pour répondre que le monde laïque « n’entend pas, n’en déplaise au Vicaire, être renvoyé à sa niche ». Dieu, dans son infinie mansuétude appréciera, qui pardonnera sans doute : il n’est question que de chiens, pardi, n’exagérons rien !
Éric de Beukelaer n’hésite pas non plus à parler de « dhimmitude »[3], terme cher à la fachosphère, pour dénoncer ce qu’il voit comme une volonté du « monde laïque » de reléguer les convictions religieuses « à la sphère privée », lui reprochant d’avoir torpillé la reconnaissance du bouddhisme comme philosophie non confessionnelle.
Il s’oppose à l’idée que le Centre d’Action Laïque puisse conserver le monopole de la laïcité – une idée qu’il assimilait, non sans quelque insinuation au charme tout jésuitique, à celle que l’on puisse inscrire dans la Constitution une « future doctrine laïque » dont le CAL serait « le seul et unique porte-voix ».
Il revient encore sur la question à la toute fin de l’année 2024, dénonçant sur le fond que le CAL considère que le bouddhisme comme une religion, et sur la forme que sa présidente lui reproche que son intervention « serait » (ne l’est-elle pas ?) d’une « extrême violence ».
Dans un curieux renversement de perspectives, il y voit « une tactique rhétorique éculée » consistant à « tirer sur le pianiste, pour faire taire la musique qu’il joue »[4]… oubliant non sans malice qu’elle n’était qu’une auditrice sur laquelle c’est ce pianiste lui-même qui, en fait, pour faire taire sa critique, avait tiré.
Pour la laïcité : s’abstenir…
Si le vicaire général accepte volontiers que « la question de savoir si le bouddhisme est une religion ou non mérite un intéressant débat entre spécialistes », il est ferme sur l’idée que la laïcité doit se tenir loin de ce débat académique : « il ne revient pas aux militants laïques de le trancher en s’appuyant sur leurs nombreux relais politiques ». Point à la ligne.
Nous lui laisserons gracieusement cette dernière critique qu’il glisse insidieusement sur les « relais politiques » de la laïcité (l’Église n’aurait-elle pas, elle, de « relais politiques » ?), pour poser cette question qu’il veut croire tranchée. Comment cela ? Les laïques n’auraient-ils pas le droit d’intervenir sur une question qui concerne la laïcité, maintenant ?!
Ils devraient se taire sur une question qui les concerne en tant que tels. Et qui les concerne précisément parce qu’elle intéresse ce qu’ils sont, ce à quoi ils adhèrent et qui est précisément… la laïcité, une laïcité que, en Belgique, on appelle « philosophie non confessionnelle » !
Ils n’auraient pas le droit de prendre position sur la question, ici, de la reconnaissance du bouddhisme que l’UBB, l’organisation qui le représente, réclame au titre et au rang de « philosophie non confessionnelle » ? Et donc, sur la question de la définition de ce qu’est, ou de ce que n’est pas la laïcité, de ce qu’est, ou de ce que n’est pas une philosophie non confessionnelle ? De ce qui la distingue d’une religion ou d’un culte, en fait !
Quelle est cette aberration ? Si l’on me permet ces analogies que je convoque ici comme autant de métaphores à vocation, disons, pédagogiques pour qui peinerait à comprendre : n’est-ce pas aussi absurde que si l’on déniait aux végétariens le droit d’intervenir dans un débat où il serait prétendu que la viande blanche n’est pas de la viande ? Ou aux amateurs de bonnes bières de considérer que les bières industrielles en sont…
Et si l’on veut une métaphore quelque peu plus proche de notre débat où le religieux se retrouve : ne serait-ce pas aussi absurde, aussi inconvenant, que si l’on refusait aux juifs et aux musulmans de protester s’il était jamais affirmé qu’il y aurait du cochon casher ou harâm ?
Mais plus précisément encore, il y a cette analogie que le vicaire général nous offre lui-même sur un autre débat dans lequel le protagoniste n’est pas le monde laïque, mais bien le monde catholique : la question de la possible prolongation du délai légal pour un avortement de douze à dix-huit semaines de grossesse. Les évêques de Belgique sont bien, eux, intervenus dans ce débat politique du printemps 2023 pour s’opposer à la révision de la loi sur l’IVG.
… mais pour l’Église : intervenir !
Or ici, il ne s’agit donc plus de la « laïcité organisée », mais de l’Église et de ses prélats qu’Éric de Beukelaer sert en tant que vicaire général du diocèse de Liège. C’est donc bien ici le « catholicisme organisé » qui intervient, sans que cela semble lui poser le moindre problème !
Il se sent d’ailleurs parfaitement autorisé à poser comme évidente cette question : « une instance philosophique/spirituelle [sic] comme les évêques de Belgique a-t-elle un droit démocratique à s’exprimer publiquement dans tel débat ? » [5].
Y ayant reçu la réponse, qui coulait de source, du CAL et de laïques, il s’offusquait :
De zélés avocats du libre-examen [sic] ont récemment désapprouvé que les évêques interviennent dans un débat aussi éthiquement chargé que l’allongement de la dépénalisation de l’avortement[6].
Deux poids, deux mesures, donc.
D’une part, le CAL, en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle de la laïcité, n’aurait pas le droit d’intervenir dans un débat sur la question de savoir si le bouddhisme en est ou non une autre, qui pourrait le devenir à ses côtés.
Et d’autre part, les évêques en tant qu’ils sont constitués en une extravagante « instance philosophique/spirituelle », proclamée pro domo, auraient à l’inverse le droit d’intervenir dans un débat politique portant avant toute chose sur cette question de santé publique qu’est l’interruption volontaire de grossesse !
Le monde à l’envers. Ou, comme le conçoivent les religions, leur monde illusoire dictant sa loi au monde réel dont il est le reflet. Feuerbach avait en son temps déjà expliqué tout ça[7]. Et Marx avait complété :
Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions.La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole[8]…
On sait cela.
Un droit et un devoir laïques
Qu’en conclure, sinon que les laïques, qui ne se reconnaissent dans aucune religion ni dans aucun culte – les défenseurs de la laïcité, les agnostiques, les athées de tous poils, les mécréants de toutes espèces… –, ont bel et bien le droit de défendre leur point de vue sur la question de savoir si le bouddhisme ressortit ou non du domaine de la religion, s’il est ou non un culte.
Et que – au travers du CAL qui les « organise » – ils ont même de façon privilégiée ce droit, pour savoir mieux que quiconque ce qui est une morale ou une philosophie non confessionnelle, et ce qu’est une religion ou un culte ; aussi parce que cette question les concerne au premier chef.
Et qu’ils l’ont au moins tout autant que les catholiques – au travers de l’Église qui les « organise ». Un droit dont Éric de Beukelaer, on l’a vu et mesuré ici, ne se prive absolument pas.
Sauf qu’il serait de loin préférable que, à sa différence, les catholiques exercent ce droit avec leurs arguments à eux, des arguments ecclésiastiques et religieux. Exactement comme le font les laïques avec leurs arguments à eux, des arguments laïques et rationnels.
En tout cas, pas comme le fait le vicaire général qui, comme aux temps bibliques, jette des anathèmes sur ceux qui pensent différemment d’eux, ou comme aux temps bénis de l’Ancien Régime où l’Église régnait politiquement sur le monde, en lançant condamnations, accusations sans fondement et insinuations calomnieuses sur ceux qui ne partagent pas leur point de vue.
Qu’Éric de Beukelaer préfère taxer les laïques de « laïcistes » ou encore d’être des « thuriféraires d’une nouvelle religion d’État – celle du libre examen » [le libre examen, religion d’État ?!][9], ne regarde que lui, et l’Église qu’il sert.
Les athées comme les autres laïques ont bien ce droit d’intervenir dans ce débat qui concerne la reconnaissance politique d’un culte ou d’une morale. Ils en ont d’ailleurs aussi, me semble-t-il, le devoir. L’ABA l’a fait[10]. Également, pour ce qui concerne le monde laïque, le CAL[11].
Et les bouddhistes dans tout ça ?
Quant aux bouddhistes eux-mêmes – au travers de l’UBB qui les « organise » –, ils ont bien sûr le droit de choisir à quel titre ils désirent être reconnus, ce que le Conseil d’État dans son avis du 12 juin 2023 sur l’avant-projet de loi qui n’a pas vu le jour sous la précédente législature, interprétant les termes de l’art. 181 § 2 de la Constitution, leur concédait sans peine[12].
Encore faudrait-il que l’UBB ne se calfeutre pas derrière ce droit pour réclamer du législateur qu’il avale ses couleuvres et prenne ses vessies pour des lanternes.
Alors même que tous les spécialistes de la question, les bouddhologues comme les autres historiens et philosophes des religions d’une part, et d’autre part, hors l’UBB, tous les autres bouddhistes de par le monde, tous reconnaissent qu’il s’agit d’une religion, en présente les caractéristiques et en revêt les formes et les pratiques, qu’y a-t-il de sérieux à affirmer que le bouddhisme n’est pas un culte et n’a rien à voir avec le religieux ni le confessionnel sous prétexte qu’il n’y connaît pas de Dieu ?
Avancer l’argument que la vénération d’un Dieu tel qu’on en nourrit l’idée et l’image dans les « religions du Livre », ou celle des dieux tels que l’on en trouve dans le paganisme, soit étrangère au bouddhisme est une chose, en tirer comme conclusion qu’il n’est pas un culte en est une autre.
Mélanger les deux n’a rien de convaincant pour qui veut éviter l’ethnocentrisme, ce biais de la réflexion au travers duquel toutes choses se déforment et se colorent des valeurs occidentales. Et qui ne voudrait juger religieux ou cultuel que ce qui correspond à ces valeurs se fourvoierait.
Les valeurs asiatiques sont autres. Où en serait, sinon, ce monde du bouddhisme, conçu comme idyllique, fantastique et onirique de l’Extrême-Orient qui fait tant recette chez nous ? Les bouddhistes ne perdraient-ils pas leur âme à concevoir le culte au travers du prisme occidentalocentriste ? Ne la vendraient-ils pas au diable en le ravalant à n’être qu’une philosophie ou une morale purement humaine ?
Qu’ils soient fiers de leur culte alors qu’ils en demandent la reconnaissance officielle !
La question de la définition de ce qu’est une religion et de ce qui n’en est pas est une question de définition sociale, concrète, matérielle, bassement humaine. C’est celle de savoir quelles formes, aussi diverses soient-elles, d’imaginaires illusoires que des hommes ont inventés et auxquels d’autres se sont raccrochés pour se délester en faveur de ceux-ci de leur destinée trop rude et pénible[13].
Elle ne peut à l’évidence se faire à l’aune de la question de la définition d’un Dieu ou de dieux dont on ignore tout de leur nature !
Et surtout, que les bouddhistes se rassurent quant à nos intentions :
Nous qui sommes athées et considérons donc, en toute bonne logique, que Dieu n’est pas, nous ne vous reprocherons jamais qu’un tel être imaginaire soit absent dans votre religion.
[1] « Oui à la laïcité. Non au laïcisme », La Libre, 6 mai 2023, lalibre.be/debats/opinions/2023/05/06/oui-a-la-laicite-non-au-laicisme-SY62R7PAN5EAHLB3ISYMGK4D7U ; également publiée le même jour sur son blog : ericdebeukelaer.be/
[2] « Laïcité : quand le chien berger devient enragé », lalibre.be/debats/opinions/2024/07/09/laicite-quand-le-chien-berger-devient-enrage-YB3KRUCWJBD4BIOR2ZLULW2VB4/. La chronique a fait l’objet d’un droit de réponse du CAL qui a été publié à sa suite une semaine plus tard.
[3] Ibid.
[4] « Que chacun dans ce pays laisse les bouddhistes se définir ! », lalibre.be/debats/opinions/2024/12/31/que-chacun-dans-ce-pays-laisse-les-bouddhistes-se-definir-Y7R2WLOFV5GSNEMJW5FLFES4LQ/
[5] Sur son blog : ericdebeukelaer.be/2023/04/29/avortement-la-tentation-de-la-democrature-soft/
[6] « Oui à la laïcité. Non au laïcisme », op. cit.
[7] Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, 1841.
[8] Karl Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843.
[9] Décidément, nota bene, de Beukelaer aime considérer indistinctement la laïcité et le libre examen comme « religion d’État ».
[10] athees.net/category/communique-de-presse/, 19 avril 2023.
[11] Sous la plume d’Anaïs Pire, sa déléguée « Étude & Stratégie » : « Le Bouddhisme : philosophie ou religion ? » dans CAL, Libres, ensemble(février 2023), edl.laicite.be/le-bouddhisme-philosophie-ou-religion/
[12] Conseil d’État, 12 juin 2023, op. cit.
L’art. 181 § 2 parle des « traitements et pensions des délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle » sans être plus explicite.
[13] Voir la phrase presque bicentenaire de Marx citée supra, et celle-ci par laquelle il commence son analyse : « L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. »
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