La confession philosophique de Bernardino Telesio

Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Bernardino Telesio. Les réponses attribuées à Telesio dans ce texte proviennent des sources secrètes qui ont alimenté le dossier de l’Inquisiteur.

Bernardino Telesio, né à Cosenza en 1509 et mort à Cosenza en 1588, est un philosophe italien de la Renaissance. Son œuvre principale est le De rerum natura juxta propria principia (de la nature des choses selon leurs principes propres)[2], dont l’édition définitive en neuf livres fut publiée en 1586 à Naples.

Bonjour, Monsieur Telesio. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Bernardino Telesio, c’est bien votre nom ? Vous êtes donc Bernardino Telesio le philosophe ?

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, car c’est votre titre ; il ne faut pas vous en cacher ; surtout, vis-à-vis de moi, qui aurais pu être archevêque. Comme vous le savez, j’ai refusé et j’ai proposé mon frère Tommaso qui a été nommé archevêque de Cosenza. Je me nomme Bernardino Telesio et je suis né à Cosenza, ville tout au sud de l’actuelle Italie (un pays créé de toutes pièces par la force). Je suis venu au monde, il y a plus d’un demi-millénaire. La Cosenza où j’ai passé ma vie se situe aux confins du monde grec, monde de l’antique civilisation, d’une part et d’autre part, du monde des chrétiens, qui arrivaient cahin-caha au bout de leur Moyen Âge et se trouvaient à l’aube de ce qui sera la Renaissance. Ce retournement démarre chez nous à Cosenza. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si l’on veut bien se souvenir que Parménide, qui écrivit lui aussi un De la nature, était né et avait philosophé à Élée, ville un peu plus au nord dans la Grande Grèce. J’ai écrit un De la nature ; vous me direz que je ne suis pas le seul et que Lucrèce écrivit – mais en vers – un De rerum natura, qui fit date et auquel le titre de mon ouvrage ne manque pas de faire allusion. Dans ces anciens temps, avant que vous ne détruisiez la pensée et la science par votre croyance, d’autres ont publié des réflexions sur le même thème. À présent, que je ne risque plus grand-chose, j’ai l’impression d’avoir repris le flambeau et que je pourrai user de ma liberté de pensée et remettre en cause certaines restrictions que j’avais dû pratiquer de mon vivant.

Que voulez-vous dire, Monsieur Telesio ? Quelles rétractations ? Je ne saisis pas très bien, pouvez-vous donner un exemple ?

Par exemple, ma lettre du 28 avril 1570, lettre que j’envoyais à je ne sais plus quel cardinal à Rome, dans laquelle je disais : « Je vois que je me suis trompé… que dans mon ouvrage publié à Rome, il y a des propositions contre la religion, dont on peut penser que je mets en cause l’immortalité de l’âme, que je nie que le Ciel soit doué d’intelligence… Je vous assure que je serai toujours très soumis à la vraie et catholique religion et que je serai tout prêt à abjurer toutes mes œuvres… »[4]

Ah, Monsieur Telesio, voilà une rétractation, dont je me félicite. Je ne saurais trop vous encourager à persévérer…

Je vais vous décevoir, car je vous le dis tout net, je n’en pensais pas un mot ; le fait est que si je tenais à ma peau, il me fallait écrire des choses pareilles. Vous savez ce qui est arrivé à Giordano Bruno. On ne vit qu’une fois et puis, les rétractations étaient courantes de mon temps, où il y avait toujours un bûcher en flammes à l’horizon. C’était de la légitime défense.

Ah !Monsieur Telesio, ce que vous me dites correspond à ce qui figure dans mon dossier, mais vous le présentez d’une façon pas trop conforme à la vision de l’Église. Mais, revenons à vous-même. Nous commencerons par votre formation.

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur, un aperçu de notre histoire familiale vous donnera une idée de notre tempérament. Il y a plus de deux millénaires, et donc bien avant que votre secte, autoproclamée Église, ne subvertisse notre monde, un de mes aïeux, Ponzo Telesio, fut l’instigateur et le chef d’une guerre sociale menée contre Rome, environ un siècle avant le début de votre ère, et plus de sept siècles avant le début de la secte concurrente de l’Islam. Cette guerre avait pour objectif que la citoyenneté romaine soit reconnue aux peuples du Sud. Telles sont nos racines. Un demi-siècle plus tard, Cajo Telesio, un autre de mes ancêtres, fut un des conjurés contre Caligula. À Cosenza, les Telesio n’ont jamais dételé. Quel que fût le pouvoir, le régime ou le despote en place, ils ont toujours été des gens d’influence. Pour ma formation, c’est mon oncle, zio Antonio, qui m’a enseigné les rudiments et puis, qui m’a emmené dans les universités. Je suis philosophe et mathématicien, formé dans les universités de Padoue et de Naples. J’aimerais préciser que philosophe ou mathématicien dans ces années-là, au milieu du seizième siècle, ce n’est pas la même chose qu’aujourd’hui. Il faut tenir compte du décalage de temps et de l’évolution des sciences et des moyens scientifiques. On ne devrait pas nous reprocher d’avoir ignoré des faits et des choses qu’on n’avait pas encore découverts ou inventés de notre temps.

Ah ! Monsieur Telesio, vous me surprenez. Mon dossier ignorait une telle généalogie. J’en prends note. Mais, je vois que vous avez d’autres choses à me dire. Je vous en prie, parlez.

Il y a une confession que je voudrais faire. Mes livres ont été mis à l’index pendant 400 ans, car ils constituaient un danger pour l’Église et sa doctrine ; ils l’auraient été pour n’importe quelle religion doctrinaire. Que disaient-ils ? À la fin du premier chapitre de mon De rerum Natura, je disais en substance ceci :

« Moi, n’ayant pas trop confiance en moi-même et étant doté d’une intelligence plus tardive et d’un esprit plus faible, amoureux d’un savoir entièrement humain, je me suis fixé comme règle de considérer le monde, les passions, les actions et les œuvres de ses diverses parties et les choses contenues en lui et on verra que mes pages ne contiennent rien de divin ou digne d’admiration ou rien de particulièrement aigu, d’autant moins qu’elles ne paraissent jamais en contradiction ou inconciliables avec les choses, étant donné que moi, je n’ai rien suivi d’autre que le sens et la nature, laquelle, toute entière en accord avec elle-même, fait toujours les choses de la même manière et œuvre toujours pareillement ».[5]

Monsieur Telesio, votre philosophie était indiscutablement une attaque contre notre Contre-Réforme, en radical contraste avec la culture de votre temps. On raconte que vous développiez une philosophie sensualiste. Que pouvez-vous en dire ?

Personnellement, je n’en sais trop rien. L’aspect-clé de mon système est que le savoir se fonde sur la connaissance qui dérive du sens et de la ressemblance avec les choses telles qu’elles sont perçues par le sens. En cela, ce serait sensualiste, mais ma position est bien plus nuancée. Cependant, je vous rappelle l’objection de Francesco Patrizi qui dit que « certains principes de mon De rerum natura (et en premier lieu la matière) ne peuvent être saisis, si ce n’est par l’usage de la raison. Ainsi, dans les faits, je recourais à la raison – comprise comme la réflexion et non comme la raison rationnelle et scientifique du monde actuel. Je ne rejette pas la raison ; comme pour le sens, j’en use avec modération, je balance l’un par l’autre, car je les pense indissociables. Je me cite de mémoire : « Penser pouvoir lire les caractères du livre de la nature à travers des décrets entièrement logiques signifie s’interdire la possibilité de percevoir la nature réelle des choses, mais aussi emboucher la route qui conduit à la construction de mondes fictifs. On finit ainsi par attribuer au monde non pas les caractéristiques qu’il a effectivement (et que seul le sens peut découvrir), mais celles qu’il aurait dû posséder sur base des prescrits de la raison. Tout cela a un seul résultat : on s’imagine un monde arbitraire. »[6] Selon moi, il faut procéder en usant d’abord du sens et pratiquer ce que l’enquête naturelle ou si vous voulez, la recherche scientifique, qui exige une grande humilité. La nature ne doit pas être déduite, mais suivie dans ses plus intimes connexions. Ma position est le refus d’une pensée qui accouche de mondes imaginaires, fruits de l’activité d’une raison détachée complètement du sens. Ma philosophie de la nature entend exposer la structure du monde, analyser les corps dont il est formé, décrire les propriétés et la façon d’opérer des divers agents et examiner la génération des choses. On ne saurait la réduire au sensualisme. Pour le reste, j’étais tenu par les moyens de mon temps.

Fort bien, Monsieur Telesio. Mais, à présent, que pensez-vous de vos écrits ?

Si vous lisez aujourd’hui, ce que j’ai écrit il y a 500 ans, vous devez penser que les conditions dans lesquelles se développent à présent les sciences sont extrêmement plus élaborées. Quand je vois où elles en sont, les moyens gigantesques et les stupéfiants instruments dont elles disposent, leurs réalisations fantastiques, je suis enthousiasmé et en même temps, je suis terriblement consterné de ce que j’ai publié à l’époque. Je ne conseille à personne de lire ces interminables cheminements, tournant sur eux-mêmes sans trouver de points d’appui. Faute des moyens nécessaires d’investigation, on ne pouvait qu’errer à tâtons.

Monsieur Telesio, je veux savoir comment vous vous situez par rapport à ces écrits anciens. Est-ce que vous les reniez ? Ne voulez-vous pas vous rétracter définitivement ?

Il est certain que mes écrits sont datés et incompréhensibles ou incohérents par rapport à ce qu’on sait maintenant. Pourtant, si l’on veut considérer l’état du savoir de mon temps ancien et les moyens dont on disposait, il faut se dire qu’on ne pouvait faire autrement, car la science est cumulative et son développement est progressif et nous, nous étions au début de la modernité. Néanmoins, j’ai posé les principes de la « libertas philosophandi », qu’on doit traduire à présent par « liberté de pensée » et « libre-examen » ; de la nécessité de s’en tenir au témoignage des sens, traduire : de s’en tenir à l’expérience ; d’étudier la nature selon ses propres principes – autrement dit, de ne pas faire intervenir de cause extérieure au réel ; la négation du principe d’autorité, qui sont tous des éléments fondateurs de la pensée et de la science d’aujourd’hui.

Dans mon dossier, Monsieur Telesio, il est dit que vous êtes l’instigateur d’un courant hérétique ; un courant qui passe par vos émules tels que Tommaso Campanella, Giordano Bruno, Giulio Cesare Vanini. Il y a là une sorte d’arc qui partant de Cosenza s’en est allé au travers de l’Europe jusqu’à Londres où un certain Giovanni Florio, d’origine toscane, qui, en contact suivi avec Bruno, en fit passer les idées sous le masque théâtral de Shakespeare.

De cela, je ne peux rien vous dire. Vous savez combien l’information circulait mal de mon temps et en ce qui concerne le mystère de Shakespeare, lié au goût du secret de Giovanni Florio, je vous renvoie à l’excellent livre de mon compatriote exilé Lamberto Tassinari et à son méticuleux travail d’enquête[7].

Dites-moi, Monsieur Telesio, vous n’avez pas dit un mot de Dieu. Peut-être, est-ce un hasard ? Ou serait-ce que Dieu n’existe pas ? Qu’avez-vous fait de Dieu ?

Ah, Dieu !, c’est une bonne question. Dieu, il fallait bien (vous savez, les bûchers…) que je le mette quelque part et selon moi, la nature fonctionnait toute seule avec ses propres principes. Ainsi, Dieu – tel un SDF, ne savait où aller ; il n’avait aucune présence, ni aucune utilité, ni aucune raison d’être. Le monde, tel que je le décrivais, s’en passait aisément, c’était gênant. Alors, j’ai dit qu’il était le facteur d’ordre et de stabilité de cet univers où tout était mouvant ; Dieu était une sorte de principe extérieur à la nature, tout comme l’âme (qui j’espère verra tout ce que l’œil humain ne peut voir quand, séparée du corps, elle volera à Dieu duquel elle dérive)[8] ; principe extérieur que par ailleurs, je rejetais comme inapproprié à un savoir purement humain – hors de la nature, point de salut. Ainsi, vous pouvez imaginer que j’étais un déiste de confort, prônant un Dieu-principe extérieur que je rejetais ou si vous préférez, un « athée caché ». À vous de choisir ! Peu m’importe.

Ce sera tout, Monsieur Telesio. Mon rapport est secret et seule l’autorité supérieure en connaîtra le contenu et la conclusion.

En fait, Monsieur l’Inquisiteur, vous êtes mal pris, car soit vous proposez de m’acquitter pour éviter la révélation et la confirmation de mon athéisme et subsidiairement, un scandale et la démonstration de l’inanité de votre croyance ; soit vous proposez de me condamner et dans la foulée, vous reconnaissez mon athéisme et conséquemment, l’inanité de votre croyance. Ainsi, vous – et votre Église et toutes les croyances similaires, vous joueriez le célèbre rôle de l’arroseur arrosé. C’est assez drôle, n’est-ce pas ?

Mes respects, Monsieur l’Inquisiteur.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach.
  2. . Bernardino Telesio, La natura secondo i suoi principi, Bompiani, Milano, 2009.
  3. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.
  4. . Bernardino Telesio, lettre du 28 avril 1570, op. cit., p VII.
  5. . Op. cit., p.5, Chap. 1. « La struttura del mondo e la natura dei corpi… ».
  6. . Op. cit., pp. XVII-XVIII (« Introduzione », Roberto Bondi).
  7. . Lamberto Tassinari, John Florio alias Shakespeare, l’identité de Shakespeare enfin révélée, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2016, 384 p. Préface Daniel Bougnoux, traduction de l’anglais Michel Vaïs.
  8. . Bernardino Telesio, op. cit., p.453, chap. 60 : « Cosa può dimostraci l’esistenza di Dio ».